Survie en Alsace

L’enquête esquivée trois fois

Dossier attentat du 6 avril 1994 au Rwanda

Pour la troisième fois la France évite de devoir rendre compte de ce que des français ont fait au moment de l'attentat du 6 avril 1994 au Rwanda.
(*voir rectification du 6/12/2006 en bas de page)


Plusieurs questions se posent à propos des conclusions du juge Bruguière.

Les familles des pilotes de l'avion d'Habyarimana ont attendu trois ans et demi avant de porter plainte. La famille Habyarimana s'est ensuite jointe à cette plainte... en avril 2004 ! C'est un délai très long qui ne s'explique que par des conseils de prudence et de patience qui leur auraient été donnés. Par qui et pourquoi ? 

Première esquive

Une première réponse, donnée par le juge, serait que les familles auraient attendu une enquête internationale. C'est possible. Quand la France a-t-elle demandé cette enquête ? Membre permanent du Conseil de Sécurité, la France est coresponsable de la décision qui a refusé que des fonds soient débloqués pour concrétiser cette enquête dont Monsieur Degni-Segui fût chargé par l'ONU en 1994.

Selon cet enquêteur de l'ONU, qui a déposé le 17 juin 1997 devant le Sénat de Belgique, l'armée française et les FAR se sont renvoyé la balle pour éviter de lui donner les éléments d'enquête de terrain qu'elles auraient prélevés dès le 6 avril 1994.
"M. Degni-Segui s'associe à cette déclaration : « Concernant l'attaque de l'avion présidentiel, c'est finalement le noeud gordien de la chose. Dès que j'ai pris mes fonctions, je me suis rendu à Genève. J'ai eu en audience l'ambassadeur de France parce que mon mandat spécifiait bien que je devais faire la lumière sur ce sujet. J'ai demandé si la France pouvait mettre à ma disposition la boîte noire de l'avion présidentiel. Il m'a dit : « J'ai compris, je vais m'en référer à mon gouvernement. » Par la suite, il m'a indiqué que le gouvernement n'avait pas cette boîte noire. Je me suis alors rendu à Kigali, où j'ai rencontré l'état-major militaire. Je leur ai demandé : « Est-ce que je peux avoir la boîte noire ? » Il y avait là quatre militaires, le chef d'état-major et d'autres. Vous savez ce qu'ils m'ont répondu ­ Le chef d'état-major m'a dit : « la boîte noire se trouve chez les militaires. » Je lui ai dit : « Mais vous-mêmes, vous êtes des militaires. » Et finalement, il m'a dit : « On ne l'a pas, il faut voir avec la France. » J'ai donc été renvoyé de l'un à l'autre, et finalement, il y a eu un certain capitaine Baril qui a prétendu avoir la boîte ­ vous avez dû suivre cela dans les journaux ­ et j'ai demandé aux Nations unies de mettre à ma disposition une commission d'enquête avec un expert en balistique, en vue de faire les recherches. En effet, entre-temps, on a dit que l'OACI ne pouvait pas faire l'enquête, parce que l'avion n'était pas un avion civil, mais un avion militaire. Et il fallait donc une commission d'enquête. Je l'ai demandée aux Nations unies, et l'on m'a répondu qu'il n'y avait pas de budget pour cela. Le gouvernement rwandais m'avait demandé également de tout tenter pour faire la lumière à ce sujet. Et dans l'un de mes rapports, je rappelle justement, je tire la sonnette d'alarme, pour dire de faire vite avant qu'il ne soit trop tard. Je crains même qu'il ne soit trop tard maintenant. Si bien que, jusqu'ici, je n'ai pas accompli l'une de mes missions avant que l'on me dise de partir » " Sénat de Belgique

Seconde esquive

Le parlement français a reconnu, à la suite de ses auditions en 1998, que le Colonel Grégoire de Saint-Quentin était dès les premières heures qui ont suivi l'attentat sur les lieux du crash. On sait aussi que le Capitaine Barril fût chargé de cette affaire par la famille Habyarimana et les débris de l'avion serait tombé dans le jardin de la propriété présidentielle, donc accessible à la famille.

Y a-t-il eu d'autres demandes françaises pour une enquête internationale ? Nous n'en connaissons pas.

Cette information de l'enquêteur de l'ONU en provenance de Belgique aurait-elle déclenché la plainte des familles puisqu'elle est déposée le 31 août 1997, deux mois et demi après sa déclaration ? C'est probable. On attend ensuite le 27 mars 1998, sept mois, pour répondre favorablement, c'est à dire trois semaines après la décision de créer la mission d'information parlementaire française sur le Rwanda. Le premier effet de cette décision sera de soustraire le Capitaine Barril au devoir de répondre aux questions des députés français. Il aurait réservé ses réponses au juge Bruguière.

Paul Quilès, président de la mission d'information parlementaire sur le Rwanda, que nous avions interpellé à ce sujet, quelques semaines avant la publication du rapport des députés, nous avait répondu les yeux dans les yeux : "Vous savez bien que Barril est un clown". Le "clown" a sans doute des armes en plastique gagnées dans un baril de lessive et des états de service fabiqués avec le jeu du petit detective privé !

Géopolitique judiciaire

Le deuxième effet de cette décision se fera sentir devant le TPIR en 2000-2001 mais n'aboutira pas : coincer le Front patriotique rwandais (FPR), et donc Paul Kagame, qui ne cesse de rappeler les responsabilités de la France au Rwanda.

On se souvient que Louise Arbour, magistrate canadienne et procureur du TPIR, avait permis à ce tribunal de décoller après des débuts difficiles. Mais elle souhaitait faire un procès global d'une trentaine de prévenus pour faire ressortir l'entente en vue de commettre le génocide. Ce projet, pourtant sensé pour apprécier les caractéristiques juridiques du génocide, fût combattu et Louise Arbour échoua et céda la place à Carla del Ponte, magistrate suisse réputée pour sa détermination, en septembre 1999.

À partir de la nomination de Carla del Ponte, le juge Bruguière fera le siège de cette juridiction et de son procureur à plusieurs reprises, à La Haye et à Arusha, pour tenter de les convaincre, d'instruire à charge contre le président du Rwanda sur la question de l'attentat. Si c'est le FPR ce n'est personne d'autre. « La meilleure défense c'est l'attaque » ? Le procureur fera des déclarations qui laisseront quelques espoirs à certains. Un rapport d'une page, trois avec les pages de garde, initiative privée d'un fonctionnaire de l'ONU, Mickaël Hourigan, viendra opportunément soutenir la démarche du juge français. À cette époque un autre soutien tout aussi opportun vint d'un mystérieux "network commando" en exil désignant le FPR auteur de l'attentat. On en entendra parler. « Paul Kagamé est le coupable ».

Carla Del Ponte a en outre précisé la position officielle du parquet du TPIR concernant l'enquête sur l'attentat contre l'ancien président rwandais, Juvénal Habyarimana :

« Est-ce que nous avons une juridiction pour ouvrir une enquête sur l'abattement de cet avion ? Est-ce que ça constitue un acte de préparation de génocide ? Apparemment ça va dans cette direction, mais naturellement si on n'a pas établi qui sont les auteurs de ce crime, c'est difficile d'en savoir plus. Comme vous savez, le juge Bruguière, le juge d'instruction à Paris a ouvert une enquête cette année, [...] Moi je coopère avec le juge Bruguière, il va d'ailleurs revenir bientôt à Arusha pour de nouvelles auditions, et naturellement, je suis de très près cette enquête parce que les résultats me permettront de décider si le bureau du procureur de ce Tribunal doit ouvrir une enquête lui-même [...]. Avec le juge Bruguière je viens d'avoir une rencontre à La Haye ; je pense qu'au début de l'année on pourra faire une décision motivée [...]. » [Fondation Hirondelle, 13/12/2000].

Le Rwanda bloquera les procès du TPIR en soustrayant aux auditions les témoins rwandais. Carla del Ponte devra se résoudre à refuser l'initiative française. L'enquête ne sera pas ouverte. Mais on assistera à de multiples tentatives de fragmentation et réduction des responsabilités dans le génocide, voire même de négation du génocide au sein du processus juridique, notamment par la volonté d'imposer l'idée du double génocide et la responsabilité du FPR dans le génocide. Le TPIR résistera.

Le juge Bruguière décida de changer son fusil d'épaule. Il "découvrit" en 2003 un nouveau témoin du "Netwok commando" encore plus bavard et confirmant les dires des premiers, Abdoul Ruzibiza. Il aurait fait partie du "fameux" network commando, il sait qui a tiré les missiles.

C'est en mars 2004, que le juge dévoile son nouvel axe de bataille, via Stephen Smith dans Le Monde. Ruzibiza confirme que ce serait bien le FPR et Paul Kagame qui seraient les auteurs de l'attentat. La publication des conclusions serait imminente. L'information sort au moment où le président du Rwanda est en visite officielle en Belgique, un mois avant le dixième anniversaire de la commémoration du génocide. Bruguière a comme lancé un juron au milieu du recueillement des rescapés, alors qu'ils attendent des excuses de la France. Kagame répliquera par une gifle publique qui renverra la diplomatie française à Paris.

Troisième esquive

Pourtant il fallut attendre Novembre 2006 pour que le juge mette en pratique sa menace. Pourquoi ? La France est en situation critique. Plainte de Rwandais devant le tribunal aux armées, travaux de la commission nationale rwandaise sur l'implication de la France, et surtout le Juge Bruguière n'a pas oublié la menace que représente le TPIR pour la France à cause de la détermination du FPR et des « anglo-saxons ».

Visiblement quelque chose s'y joue qui concerne la France. Le Colonel de Saint-Quentin, qui a probablement prélevé les éléments matériels de l'attentat sur le terrain le 6 avril 1994 est convoqué par la défense d'un militaire présumé génocidaire. Le TPIR a obligé la France à répondre favorablement à cette demande. Dans la semaine qui débute le 20 novembre 2006, le général Dallaire doit aussi témoigner des premiers jours du génocide. Il s'agit bien de la période précise où a eu lieu l'attentat. La France entoure le témoignage de Grégoire de Saint-Quentin de précautions draconiennes. Pourquoi ?

Le juge Bruguière publie ses conclusions le 21 novembre 2006. Le même jour les autorités françaises annoncent que Grégoire de Saint-Quentin ne se rendra pas à Arusha « pour raison de sécurité ». La France a encore évité de devoir rendre compte de ce qu'on a fait au moment de l'attentat.
"Ce témoin, le colonel Grégoire de Saint-Quentin, alors présent à Kigali, fut l'un des premiers à se rendre sur les lieux de l'attentat. Des conditions draconiennes ont été imposées par Paris en vue de son audition à Arusha, mais celle-ci ne sera visiblement que de peu d'utilité : le colonel Grégoire de Saint-Quentin a déjà été entendu dans le cadre de la procédure Bruguière. Hier soir, Paris a annulé « pour des raisons de sécurité » l'audition à Arusha de l'officier." Le Figaro du 22 novembre 2006

La seule preuve matérielle de l'enquête du juge Bruguière a été contestée par les députés français en 1998

Mais le plus frappant vient de la lecture attentive des conclusions du juge Bruguière : les faits matériels sur lesquels il se  base, les deux missiles numérotés, ont déjà été analysés soigneusement par les députés français en 1998. Il s’agit des mêmes missiles et les députés avaient conclu que ces faits ne permettaient pas de prouver l’implication du FPR. Cette entêtement incompréhensible rappelle les irlandais de Vincennes !

Et maintenant ? Le TPIR ferme ses instructions en 2008... ça va peut être passer ? E.C. Novembre 2006

* Nous apprenons le 6 décembre 2006 par le site du journal Le Monde que finalement la France s'est ravisée et que l'officier Grégoire de Saint-Quentin a finalement témoigné devant le TPIR :
"L'officier, détaché auprès du bataillon parachutiste commando des FAR entre avril 1992 et le 7 avril 1994, a témoigné à huis clos le 1er décembre, par vidéoconférence depuis La Haye, et en présence de trois représentants de l'Etat français. Mais, selon les conditions posées par Paris pour des raisons de "sécurité nationale", le champ des questions était limité."  Le Monde 6/12/2006

Dossier attentat du 6 avril 1994 au Rwanda