Le citoyen Emmanuel Cattier

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La réponse impersonnelle de la présidence de la République

 

Strasbourg, le 27 avril 2004

Monsieur Jacques Chirac
Président de la République
Palais de l'Elysée
55, rue du faubourg Saint-Honoré
75008 Paris

 

 

Lettre ouverte aux Français et aux Européens
sur l’honnêteté de la France au Rwanda


Monsieur le Président de la République,

« …considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements… »

Le 23 avril 1994 le journal Le Monde titrait sur toute une page : « Pour Monsieur Mitterrand, le génocide s’inscrit dans une logique de guerre ». Le génocide au Rwanda battait son plein depuis quinze jours. Mais ce titre introduisait bizarrement l’inauguration du mémorial d’Izieu, « mystérieuses correspondances ». Depuis, après de nombreuses « mystérieuses correspondances », le directeur de ce journal a été débouté en première instance et en appel en 2000, au profit de l’écrivain Jean-Paul Gouteux qui affirme que Jean-Marie Colombani serait un « honorable correspondant » des services français. A la veille des commémorations du génocide, début 2004, quatre ans après, l’appel a été cassé pour une histoire de date de réception d’une pièce du dossier, encore de « mystérieuses correspondances ».

Votre prédécesseur a décidé l’implication de la France au Rwanda. Il est le premier responsable de tout ce qui en a découlé, comme l’a souligné un député de votre ethnie lors de la présentation du rapport de la mission d’information parlementaire en 1998. Il était très bien informé de la préparation du génocide des Tutsi, mais votre prédécesseur n’était pas seul, et la continuité malheureuse de la diplomatie française au Rwanda n’est plus de sa responsabilité depuis longtemps.

Je suis scandalisé par le comportement des autorités françaises, civiles et militaires, vis-à-vis des Rwandais, depuis 1990. Ces autorités, dont vous êtes aujourd’hui le principal représentant, le « chef suprême des armées », ne veulent voir qu’un complot international dans les accusations exprimées contre la France. C’est faux. On ne peut pas se contenter de petits et gros mensonges dans cette affaire qui a entraîné la mort atroce de tant d’hommes, de femmes et d’enfants, assimilés ignoblement aux ennemis de la France. Je pèse mes mots, comme jadis les Bordelais pesaient les esclaves qu’ils vendaient.

De nombreux témoignages de Rwandais montrent que des militaires français ont contrôlé l’identité ethnique des Rwandais aux barrières, de 1991 à 1993, dans le but de repérer les Tutsi, clairement désignés comme « ennemis ». Mon épouse a vu en avril 1991, dans une période de grande tension, des militaires français associés à des soldats rwandais, entourés de miliciens, contrôler la carte d’identité des Rwandais. Pire, elle a vu ces militaires français remettre aux miliciens une personne aussitôt assassinée à la machette. Elle-même traversait cette barrière dissimulée au sein d’une délégation conduite par des coopérants. Quelques personnes gisaient déjà dans le fossé. On voit la nature de la formation que nos soldats inculquaient à l’armée rwandaise. D’autres témoignages, rapportés par le réalisateur Georges Kapler, jettent une lumière particulièrement crue et précise sur des exactions de l’armée française pendant l’opération Turquoise. Le minimum serait d’enquêter sur ces exactions pour en évaluer l’ampleur et leur organisation stratégique éventuelle.

Qui est ennemi de la France dans cette affaire ? Les Français qui commettent, laissent ou font commettre des crimes de guerre ou contre l’humanité, ceux qui refusent de prendre leurs responsabilités, ceux qui l’entraînent dans les mensonges les plus bas pour préserver sa réputation, ceux qui insultent les autorités du Rwanda, ceux qui vont jusqu’à nier et combattre les témoignages des victimes. La France n’est pas à la hauteur de sa réputation de « pays des droits de l’Homme ». Elle est usurpatrice des droits de la personne, d’ailleurs une des dernières démocraties à avoir accordé le droit de vote aux femmes. Me trouvez-vous trop sévère ? Ce domaine ne souffre aucune négligence et à plus forte raison aucun double langage… « Les Français ne tenaient pas les machettes ».

L’engagement militaire français au Rwanda en octobre 1990 était illégal, puisque les accords signés en 1975, par un Président de la République que vous avez servi alors comme Premier Ministre, ne concernaient que la gendarmerie et non la défense. Ces accords ont été régularisés après coup, sur l’insistance vigilante de l’ambassadeur de France au Rwanda.

Le staff de Médecins sans frontières a rencontré François Mitterrand le 14 juin 1994. Le Docteur Bradol a commenté cette visite : « En France, on commence à comprendre qu’il va y avoir un problème politique international majeur pour la France et on se lance dans l’opération Turquoise ». Force est de constater que cette opération n’a pas évité ce « problème politique international majeur ». [1]

Les successeurs de François Mitterrand ont essayé en 1998 la mission d’information parlementaire sur le Rwanda. Le « problème politique international majeur » demeure.

La Fédération Internationale des Droits de l’Homme et la Ligue des Droits de l’Homme vous ont demandé, dans une lettre ouverte du 7 avril 2004, « que l'Assemblée nationale décide d’une commission d’enquête parlementaire » … qui seule « …disposerait des moyens nécessaires pour répondre à ces questions aux fins d’établissement complet des faits et des responsabilités exactes de la France dans le génocide rwandais et ses conséquences ». Mais, à ma connaissance, le parlement ne relève pas, officiellement, de votre autorité, même si des pratiques délétères vont à l’encontre de la doctrine en ce domaine du respect des compétences républicaines.

J’ajouterai que, peut être, un Président de la République - libre - qui prendrait la véritable dimension de ce « problème politique international majeur » contribuerait à édifier l’honnêteté de la France, si ce mot, honnêteté, a un sens pour les plus hauts dirigeants, civils et militaires français.

J’approuve l’attitude du Président de la République du Rwanda lors des cérémonies de commémoration du dixième anniversaire du génocide à Kigali. Il a eu raison de dénoncer l’hypocrisie, particulièrement honteuse en un tel jour, dont nous avons fait preuve en répondant à cette invitation, sans nous excuser, au minimum, des actes graves et constants de complicité à l’égard d’un régime génocidaire, avant, pendant et après le génocide. Hormis quelques-uns de ses valets notoires et discrédités de la « Françafrique », la France est bien le seul pays qui soutienne son autosatisfaction ridicule, peinturlurée de turquoise et dont il faut bien payer l’ardoise. Les autorités françaises nient des évidences avec un aveuglement forcené, probablement inspiré par des considérations « inavouables ».

Selon un site Internet congolais et un faisceau de sources rwandaises qui me semblent crédibles, Monsieur Renaud Muselier aurait ajouté à ses interlocuteurs rwandais : « je vous promets des plaies et des bosses ». Vous conviendrez avec moi que ces paroles sont profondément stupides et dans la même veine que celles du colonel Tauzin, alias Thibaut, lors de « l’opération humanitaire » Turquoise, qui voulait « casser les reins du FPR » - cet individu, qui a formé et entraîné les génocidaires, a-t-il été ensuite promu général pour avoir déclamé de si intelligentes paroles ? On pourrait étoffer le florilège de ces déclarations va-t-en guerre ou d’autres, méprisantes et insolentes à l’égard des Rwandais, comme par exemple celle de Monsieur Hubert Védrine en août 2001, qui ne voulait pas « céder à l’instrumentalisation du génocide », pour ne pas avoir à s’incliner devant un mémorial du génocide et présenter les excuses de la France.

Vous conviendrez que les représentants de la France se comportent avec une étonnante constance. Redonnant régulièrement la même pièce d’un théâtre délabré au fond d’une ruelle de Saigon, ils enfilent les haillons ensorcelés du quai d’Orsay pour jouer une vieille aristocrate caractérielle, rongée par la drogue, obligée de vendre des salades infestées de mercenaires, fièrement assise sur un piteux baril de lessive françafricaine, sans pouvoir cacher sa culotte sale aux Rwandais. S’activant en privé, un corbeau menaçant chaperonne cette bigleuse : elle doit voir deux génocides là où le parlement français n’en a vu qu’un, après des mois d’enquête. Et crier à tout va, comme le font vos ministres manipulés, qu’on serait injuste avec la comédienne, voire, presque, qu’on l’aurait culbutée pour la violer, ne fait qu’amplifier le burlesque. C’est David contre Goliath, version dessin animé en boucle, où le ridicule remplacerait la mort du géant, « …l'éléphant qu'une mouche a pénétré dans la trompe... Il va se débattre longtemps », comme l’aurait dit un officiel rwandais à propos de l’incident Muselier. Monsieur le Président, il est urgent de prendre la mesure des choses.

Beaucoup plus grave, à l’instar de notre attitude vis-à-vis des victimes de 1990 à 1994, nous avons ensuite traité le Rwanda comme un pays ennemi après le génocide alors qu’il avait cruellement besoin de l’aide internationale pour se reconstruire. Je suis absolument outré par l’attitude de la France qui est plus soucieuse de protéger la liberté des génocidaires sur son territoire ou sur celui de ses anciennes colonies que d’aider les rescapés à atténuer les séquelles du génocide et à reconstruire leur vie.

Monsieur le Président de la République, la France doit mettre un terme à ces errements et fautes graves. Ils sont inacceptables, d’une constante incohérence, installés dans un nid « d’erreurs d’appréciation », comme l’ont écrit les députés. Tel que l’aurait dit fort justement notre nouveau ministre des Affaires Etrangères, il faut réexaminer les choses sur le fond.

Il semble humainement indispensable et politiquement nécessaire que la France coopère avec les justices nationales et internationales afin que les génocidaires et les personnalités françaises, civiles et militaires, qui s’en sont rendues complices, répondent de leurs actes devant le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, devant la justice du Rwanda ou devant la justice de la France, comme c’est prévu dans les lois. Je vous rappelle notamment la « convention sur la répression et la prévention du crime de génocide», adoptée le 9 décembre 1948 par l'Assemblée générale des Nations Unies et intégrée opportunément le 1 mars 1994 dans notre code pénal. Cette convention a été « oubliée » lors des opérations officielles « Noroît », « Amaryllis » et « Turquoise » ou officieuses telle que l’opération « insecticide » (contre les « cafards » Tutsi ?) menée par le gendarme Paul Barril, qui se déclare « privé » - « privé » de quoi ? de missions officielles ? de missiles aussi ? C’est la seule porte, étroite, qui s’offre à notre honnêteté. Etes-vous vraiment libre, Monsieur le Président ?

Mais même si la justice française ou une commission d’enquête parlementaire permettraient d’approfondir l’examen des nombreux éléments qui figurent déjà dans les annexes du « rapport Quilès » et dans les conclusions de la Commission d’enquête citoyenne, que je vous joins, ne pensez-vous pas qu’une instance internationale pourrait mieux apprécier la responsabilité de certains ressortissants de la France. Franchement, la France peut-elle être juge et partie ?

La semaine dernière, habitant Strasbourg, j’ai eu l’occasion de me rendre aux manifestations publiques que le parlement européen avait organisées pour commémorer le dixième anniversaire du génocide. Une délégation du parlement rwandais était invitée, conduite par son président Monsieur Alfred Mukezamfura. D’après un employé du parlement, Madame Claudie Haigneré, Madame Nicole Fontaine et Monsieur Dominique de Villepin étaient à l’intérieur du parlement au moment de la minute de silence. Nous ne les avons pas vus à l’extérieur, dans la cour devant la centaine de croix, symbole des victimes, sous le soleil jaune du drapeau du Rwanda avec le président du parlement européen et celui du parlement rwandais. Les autorités françaises seraient-elles victimes du syndrome Muselier, la France devant désormais faire profil bas, muselée dans une minute de silence qui durera le temps d’une contrainte, celle de « l’inavouable » ? Des esprits secoureurs diront peut-être qu’ils sont tous devenus fièrement ministres de l’intérieur… même en Alsace !

Selon des informations que nous avons glanées, plusieurs députés européens se sont montrés outrés, en aparté, de la complicité de la France dans le génocide. Ayant eu l’occasion imprévue de poser une question lors de la conférence sur la justice et l’impunité liées au génocide, j’ai demandé aux rares députés européens présents s’il ne serait pas opportun qu’ils enquêtent sur l’implication de la France dans ce génocide. J’ai illustré ma question par le fait que la perspective de l’entrée de Chypre dans la Communauté européenne provoquait d’importants débats sur le respect des droits de l’homme et donc que cette réflexion pouvait aussi s’appliquer à un pays membre comme la France, dont je sais que la Commission d’enquête citoyenne a rassemblé des éléments de complicité active dans le génocide au Rwanda.

Pourtant initiateur courageux et louable de ces manifestations européennes, le député Van Hecke répondit en gros, que l’Union Européenne serait fragile et si on s’accusait mutuellement où irait-t-on ? Le Commissaire Poul Nielson remarqua très justement qu’il fallait que l’Union Européenne définisse une politique claire pour dépasser les néocolonialismes européens. Mais, même si cette considération sage éviterait bien des crimes à l’avenir, je ne peux prétendre que ce soit une réponse à la question que j’avais posée. Le député Colette Flech me sembla silencieuse.

Juste avant que je ne pose ma question, le député Fodé Sylla avait raconté comment, avec Harlem Désir, il avait « désobéi » à François Mitterrand en 1994 en se rendant à Kigali en plein génocide. L’entourage de François Mitterrand brandissait alors pour les intimider la menace des « Khmers noirs», les ennemis du camp des Français… et des génocidaires. Cela ne fait que confirmer les manipulations psychotiques des services français, dont d’autres ont savamment parlé et dont l’absurdité objective et le manichéisme intrinsèque, aveuglant et criminogène laissent pantois. Monsieur Fodé Sylla a démonstrativement applaudi ma question, contrastant avec l’embarras des députés des pays amis. Lequel est le plus fort, Sylla de Lomé ou Sylla de Kigali ?

Tant qu’elle se vautrera dans son impunité séculaire, se vantera avec nostalgie de ses grandeurs infantilisantes, puera le mauvais vin de certaines cavernes journalistiques, la chienlit de ses casernes humiliées et la « républicanisation » des trahisons de ses « Commandos des Opérations Spéciales », il n’est pas du tout certain que la France trouvera le chemin de la raison. Comment pourrait-elle prétendre alors guider ses ennemis ou ses amis sur cet étroit chemin qu’elle méprise encore ?

Après une lueur visionnaire, sortie de l’œuf d’un albatros révolutionnaire le 26 août 1789, dans une plaine sans colline pour prendre son envol - désespoir baudelairien - un sale bouquet de fleurs du mal fut offert jalousement par la France au pays des mille collines en octobre 1990 - « mystérieuses correspondances ». Ce fut le crépuscule de « la nuit rwandaise », puis l’hallali contre les Tutsi, puis l’étoile jaune des missiles et la débauche des machettes et enfin la débâcle turquoise et la colère justicière du choléra. Au petit matin, la France hissa les couleurs, sourde, têtue et irresponsable comme d’habitude, fière même, et continua, comme un ignoble automate, d’armer et d’entraîner les militaires et miliciens génocidaires repliés au Zaïre ou en Centrafrique, pour de futures « actions humanitaires ». Détestable miroir de ce chant aux paroles sanguinaires dont nous sommes si fiers : « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ». Ethnique, incohérent et immature, odieux et criminogène. Revoir les choses au fond exige de passer par-là. Les symboles nationaux ne sont pas immuables. Le Rwanda a changé les siens.

Et Imana dans tout cela ? Imana n’est pas un albatros. Il parle parfois à travers les peuples, il parle où il veut, parfois sur une montagne, sur une colline, même dans les méandres d’une rivière qui paresse au fond d’une plaine… dont les flots aux reflets abracadabrantesques traversent sans culot la cité des « sans culottes », sans laver son cœur de pierre, effaçant lentement sa mémoire humaine... de plus en plus réduite à sa mémoire républicaine, gravée solennellement dans la pierre couverte de crottes des pigeons.

« France, qu’as-tu fait de ton baptême ? », était une question sans fondement, fruit d’une illusion papale. Les catholiques baptisent pour tenter de forcer les conversions. Les conversions restent rares. La France n’a jamais été chrétienne, seulement quelques rares français. Elle a toujours préféré l’argent, le sang et les armes à l’Evangile. Ses chrétiens notoires ont rarement dénoncé la violence des puissances financières qui accaparaient et accaparent encore les richesses des peuples conquis, confondues avec la « civilisation ». Ses « missionnaires » se sont le plus souvent avancés dans son sillage. Consécration du double langage et de l’ignorance, énorme mensonge de la civilisation française à l’humanité. L’Afrique francophone en a le plus souffert. On ne compte plus les massacres que l’armée française a commis, laissé ou fait commettre en Afrique, déstabilisé, assassiné ses leaders authentiques. Encore aujourd’hui. «Fille aînée de l’Eglise » ? La grande menteuse s’est trahie chez son petit frère, le Rwanda, « consacré au Christ roi »,deux pays désignés  par des erreurs d’appréciation papales notoires. Ce fut l’apothéose d’un processus séculaire d’aveuglement religieux, culturel et politique. Si j’étais prophète, je vous dirais, comme à la plupart des français : « J’ai serré la main du diable », païen, « négrologue », convertis toiParis c’est Ninive. Heureusement pour moi, je ne suis pas Jonas… je ne suis qu’un citoyen écœuré, outré, scandalisé, et je sais que « nul n’est prophète en son pays ».

« …considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements… », je vous prie d’agréer, Monsieur le Président de la République, mes salutations républicaines.

Notes

[1] Cette phrase a été modifiée en septembre 2004, après envoi au Président de la République. Un ami qui a relu le document de MSF a constaté que j'avais fait une erreur en attribuant à François Mitterrand le commentaire du Docteur Bradol qui suivait sa relation des propos du Chef de l'état. (Revenir au début pour lire le document PDF ou Continuer la lecture du texte)