Docteur Georges
Yoram FEDERMANN
67000 Strasbourg.
A Monsieur Michel THENAUT
Préfet du Bas-Rhin
Strasbourg, le 17 juillet 2004
Monsieur le
préfet et cher concitoyen,
Permettez-moi
de vous écrire après une nuit passée à « la belle étoile »
du paysage magnifique de notre Place de la République, resplendissante
des couleurs des illuminations artificielles .
Une nuit sous
la tente, celle du 5 au 6 juillet, aux côtés de sept familles
de demandeurs d’asile à la rue .
J’ai écouté
votre brillant plaidoyer pour la République, le 11 juillet,
place des Halles, au lieu-dit « Ancienne Synagogue »
dans le cadre de la journée nationale à la mémoire des victimes
des crimes racistes et antisémites de l’Etat français .
J’ai apprécié
l’appel à la mémoire, à la vigilance, à la fraternité et
à l’égalité.
Mais comment
y croire quand on assiste impuissant et désolé à la façon
dont on traite trop souvent, chez nous, demandeurs d’asile
(et « sans papier »).
Comment y
croire sachant que vos services traiteront différemment
les « familles avec enfants de moins de sept ans »
et celles « avec enfants de plus de sept ans ».
Comment s’est
opérée cette distinction ?
Comment
entendez-vous ces douleurs ? Parviennent-elles jusqu’à
vous ?
Entendez-vous
celle de Mr A d’origine Togolaise, demandeur d’asile, qui
est à la rue, un temps, et exprime ses douleurs.
Il est suivi
par plusieurs associations caritatives où son passage et
son témoignage ont systématiquement laissé les marques d’une
grande détresse et d’un énorme désarroi qu’il exprime pathétiquement
et qui bouleversent chaque interlocuteur par leur réalisme
et leur sincérité.
Les conditions
de notre première rencontre sont singulières puisque c’est
place de la Gare, dans le cadre du débat sur la santé organisé
par le réseau Alerte, que l’on m’a fait part de la détresse
de Mr A. et c’est là que je l’invite à venir au cabinet.
Il n’a pas
de couverture médicale à ce moment.
Mr A avait
exprimé sa perplexité et son humiliation avec une telle
intensité que son histoire avait été reprise dans les conclusions
de la journée .
Il est complètement
décontenancé et incrédule.
Il n’en revient
pas d’avoir dû fuir son « cher » pays où il était
parfaitement intégré, pour « une histoire de fou »,
qui a bien failli lui coûter la vie.
Il n’en revient
pas, d’ailleurs, d’être encore en vie.
La rupture
d’avec tous ses repaires, brutale et inexorable, le projette
littéralement dans une sorte d’état de non-sens et de non-être
qui lui donne le sentiment étrange de (sur) vivre automatiquement,
comme par réflexe et comme si il était le spectateur insécurisé
du déroulement de la vie de quelqu’un d’autre.
Il passe ses
nuits dehors, dans les jardins ou sous les ponts quand le
réseau d’hébergement d’urgence ne remplit pas sa fonction
alors qu’il a droit à un logement.
Il est frappé
d’amnésie sélective et ne peut se souvenir « du contenu
de l’enseignement au pays ».
Il a « le
sentiment que quelque chose craque dans sa tête » et
est persuadé qu’il va « mourir de tristesse »
.
Il fantasme
d’ailleurs sa mort, pour lui annoncée, et se voit s’éteindre
à la faveur d’« un nouvel épisode de perte de connaissance ».
Il ne dort
pas et fait des cauchemars où il revit son arrestation «
à deux heures du matin ».
Il est ensuite
« menotté , jeté à terre, frappé à coups de pieds
et enfermé dans le camp anti-gang situé dans le quartier
« A»
Jusqu’au 18
octobre, il est simplement intimidé sans autre mesure répressive
mais ensuite, jusqu’au 24 janvier 2004 (soit sur plus de
3 mois) , il se remémore avec acuité et hyper-réalisme les
« coups de bâtons, les coups de pieds et les gifles
violentes »
Il est détenu
dans une cellule sans lumière et très peu nourri.
Il s’est senti
l’objet de ses tortionnaires comme à leur merci et sur le
point de mourir.
Il s’y préparait
et n’a pas encore réalisé qu’il a survécu.
Ensuite, parvenu
en France, il se retrouve transplanté ailleurs dans une
autre vie sans aucune référence symbolique, à la rue, anonyme
et transparent aux yeux du monde, sans espoir de retour,
loin des être aimés.
Il a mal pour
sa famille qui longtemps n’a pas connu son sort et avec
qui le contact est rare.
Il se plaint
de séquelles auditives et visuelles. Il souffre de dysurie
et la position assise est douloureuse.
Sa perplexité
anxieuse est si vive et invalidante qu’il est allé à Médecins
du Monde essayer de « ranimer sa mémoire » auprès
d’une psychologue.
Il sera accueilli
dans le réseau d’hébergement d’urgence mais ne supportera
pas les règles communautaires qui exacerberont le traumatisme
de l’incarcération et retournera à la rue.
Un studio
indépendant aurait été indiqué…
Entendez-vous
la peine de Mme D. d’origine Macédonnienne, sans papier,
quant à elle, à la suite d’une trahison affective :
C’est une
patiente perplexe, inhibée, en état d’alerte permanente
que je rencontre au début de notre travail de psychothérapie.
Elle se comporte
comme un animal traqué, marquée par un sentiment instinctif
de protection de son fils qu’elle croit en danger et par
un sentiment d’incompréhension et d’abandon qu’elle n’arrive
pas à intégrer et à symboliser.
Elle souffre
de céphalées et d’insomnies.
Ses nuits
sont hantées de cauchemars où elle se voit arrêtée ( elle
fait le signe d’être menottée pour illustrer ses visions).
Elle se voit
séparée de son fils et elle le voit placé dans une institution.
Elle vit de
manière anticipée, très réaliste, cet arrachement qui réactive
le vécu traumatique dont elle a été victime dans son pays
puis en France.
Ces cauchemars
entraînent des réveils brutaux avec vomissements incoercibles
suivis de mal de tête et de difficultés à s’endormir.
Elle reste
prostrée à domicile par crainte d’être jetée en prison .
Bien que nécessitant des soins spécialisés,
elle rentrera au pays, au risque de se retrouver mise au
ban de sa société traditionnelle d’origine, afin d’échapper
à la terreur de l’arrestation induite par les invitations
de la PAF à se présenter à Entzheim.
Je pourrais
multiplier les exemples par 10, par 100, par 200 même, quand
à moi seul.
Que
dire des autres témoins travaillant au CASAS, à la CIMADE,
à la Permanence d’Accueil des sans papiers,… ?
Comment
exprimer notre perplexité devant ces vies et ces destins
qui risquent d’être broyés alors que nous faisons l’expérience
de l’humanité et de « l’excellence » de tous ces
gens.
Est-ce
cela qui nous fait si peur ?
Comment
exprimer notre espérance ?
Peut-être en interpellant le directeur de l’OFPRA ?(Voir
lettre jointe)
Peut-être
en interpellant l’Ordre des Médecins à propos des réformes
scandaleuses concernant l’AME ? (Voir lettre jointe)
Monsieur Chirac a rendu hommage aux habitants de Chambon-sur-Lignon pour avoir protégé des juifs durant la 2 ème
Guerre Mondiale.
Or
aujourd’hui des citoyens qui assistent et facilitent le
séjour en France de sans papiers risquent des amendes et
la prison.
Bien
sûr il ne s’agit pas de comparer les sans papiers d’aujourd’hui
qui fuient la misère et la faim avec celle des juifs persécutés
et exterminés par le nazisme.
L’ultra-libéralisme
n’a pas programmé le génocide des « sans », des
pauvres et des marginalisés, par contre le nazisme a bien
programmé celui des juifs.
Ce
qui est par contre parfaitement comparable, c’est l’attitude
des citoyens de Chambon-sur-Lignon et celle des citoyens
qui soutiennent les demandeurs d’asile et les sans papiers
face à la détresse et à la misère humaine, face à l’anomie.
Les
lois sur l’ immigration votées par les derniers gouvernements
sont une trahison de l’esprit de l’ action des citoyens
de Chambon-sur-Lignon.
En
vous remerciant de votre attention bienveillante, je vous
prie de croire, Monsieur le Préfet, en l'expression de mes
sentiments civiques et fraternels.