Dernières Nouvelles d'Alsace 28 avril 2004 - Pierre Erny

Rubrique Point de vue en page 2, sur 4 colonnes à côté de l'éditorial

Quand le Rwanda pleure ses morts
« Le dixième anniversaire de l'effroyable génocide dont furent victimes en 1994 les Tutsi du Rwanda a donné lieu ces jours-ci à de nombreuses publications et émissions de radio et de télévision » : Pierre Erny, de Colmar, est professeur émérite d'ethnologie à l'Université Marc-Bloch de Strasbourg et avait été également professeur à l'Université nationale du Rwanda. Un pays qu'il connaît bien et qui « il y a trente ans semblait bien parti... ».

Les récentes cérémonies et publications sur le génocide ont le mérite de nous rappeler combien l'homme peut être inhumain quand les passions se déchaînent, combien la situation de l'Afrique demeure fragile et combien notre responsabilité était et demeure engagée en ces terres lointaines pour le bien comme pour le mal. Ces reportages insistent à juste titre sur le drame des orphelins et des veuves et sur l'extrême difficulté d'une réconciliation entre les deux soi-disant « ethnies ».
 Je voudrais simplement présenter quelques remarques, moins sur ce qui est ainsi dit ou montré, que sur ce qui n'est pas dit.

Attention à ce qu'on dit

 On continue trop souvent à présenter « les Hutu », majoritaires dans la population, comme étant collectivement coupables du génocide. Cela est faux, injuste et terriblement tendancieux. C'est comme quand on dit « les Juifs » lorsqu'il s'agit de la mort du Christ. Non seulement la plupart n'y ont été pour rien, mais beaucoup y étaient fondamentalement opposés, ont caché des Tutsi et ont payé de leur vie par dizaines de milliers leur engagement politique et humanitaire. Mais quand on rappelle cela en toute objectivité, on se fait accuser de soutenir des « génocidaires ».

Et l'autre génocide ?

 D'autre part, il suffit d'ouvrir son poste pour entendre journellement affirmer qu'un million de Tutsi a péri dans l'hécatombe. Certes, tout dénombrement demeure aléatoire et on est bien obligé de procéder par approximations. Mais en considérant les chiffres qui retracent sur 50 ans une évolution démographique en soi démente, on constate qu'à aucun moment de son histoire il n'y a eu au Rwanda un million de Tutsi ; or un nombre non négligeable a réchappé du génocide et une proportion importante des victimes était des Hutu dits modérés. Quel intérêt y a-t-il à dire n'importe quoi, même si c'est pour quelque bonne cause ?
 Mais le plus grave me semble être ceci : Entre 1990 et 1994, donc entre le déclenchement de la guerre et le génocide qui a visé les Tutsi, le Front Patriotique a occupé le nord du Rwanda et y a systématiquement décimé la population hutu, faisant des dizaines, peut-être des centaines de milliers de victimes, ce qui a d'ailleurs donné des arguments aux extrémistes hutu. Quand par la suite l'armé tutsi a vidé les camps de réfugiés au Zaïre, c'est encore par dizaines de milliers que l'on a fait disparaître les fugitifs dans les forêts congolaises, sans aucun égard pour les femmes et les enfants, uniquement parce qu'ils étaient hutu.

Une réconciliation mal engagée

 Et ne parlons pas des réfugiés qui ont « disparu » une fois, rentrées sur leurs collines, ni du massacre de Kibeho, etc. Sans qu'on puisse faire une évaluation numérique précise, il est plus que probable que le nombre de Hutu tués avec des intentions génocidaires est nettement plus élevé que celui des Tutsi. Mais il est rare qu'on parle de cet autre génocide, et ses responsables n'ont à aucun moment été inquiétés. Si on avait pleuré tous les morts, sans discrimination, quelle qu'en fût l'« ethnie », cela aurait pu être un geste fort en vue d'une réconciliation. Ce n'est hélas pas ce qui ressort des images qu'on nous montre ni des discours tenus.
 La réconciliation ! Plusieurs observateurs ont fait remarquer qu'il est vain de l'attendre de la génération présente, et que si on se réfère à l'exemple d'autres pays, on voit bien que dans ce genre de situations il faut parfois plusieurs générations jusqu'à ce que les choses s'apaisent. Et ce n'est que si la politique menée permet cet apaisement ! Est-ce le cas du Rwanda ? On peut sérieusement en douter.


Rien ne semble avoir changé

 Là encore les images qu'on nous montre sont éloquentes pour qui sait les lire : le « nouveau » Rwanda est manifestement un pays où ce sont les Tutsi qui tiennent les leviers de commande. Il y a eu un renversement de situation, mais rien ne semble avoir changé dans le fond malgré toutes les incantations verbales destinées à ceux du dehors : on reste dans la perspective selon laquelle il y a une ethnie victorieuse qui est faite pour commander, fut-elle ultra-minoritaire, et une autre pour obéir. Le risque est alors de renouer avec un passé éminemment douloureux que caractérise une oppression de plusieurs siècles. Et dans ce cas rien ne sera jamais réglé. On peut imposer le calme par les armes, mais la paix ne reviendra qu'avec la justice.
 J'ai connu il y a trente ans un Rwanda qui semblait assez bien parti, malgré les énormes problèmes qu'il avait à résoudre. On avait l'impression qu'on allait enfin sortir de catégories ethnistes d'un autre âge qui n'ont cessé de se révéler porteuses de mort. Aujourd'hui, j'ai beau retourner la question dans tous les sens, à part quelques petits îlots d'espérance, tout incline au pessimisme.