RFI L'économie du génocide
Pierre Galand fut pendant
trente ans le secrétaire général de l'ONG britannique Oxfam. Aujourd'hui
sénateur socialiste en Belgique, il a réalisé une étude en 1995-96 à partir des
comptes de la Banque nationale du Rwanda, à la demande des autorités de Kigali.
Avec le Canadien Michel Chossudovsky, professeur d'économie, ils ont
reconstitué l'économie du génocide. Un projet politique et militaire concerté,
une politique mise en place dès 1990 et des responsabilités écrasantes pour les
institutions financières internationales. Explications.
Pierre Galand: La particularité rwandaise est
celle d'un petit pays qui, jusque dans les années 80, avait une balance des
paiements tout à fait équilibrée. Entre les années 80 et 94, il y a une concomitance
de temps entre le moment où les bailleurs de fonds internationaux interviennent
au Rwanda, parce qu'ils estiment que l'endettement devient trop important et le
début de la guerre entre le gouvernement et les réfugiés qui veulent rentrer
d'Ouganda sous la conduite du Front patriotique rwandais. Le Rwanda va alors
passer, en quelques mois, d'une armée de 5 000 hommes à 40 000 hommes pour les
besoins de la guerre. On va alors appliquer des politiques d'ajustement
structurel: la vérité des prix en bloc, l'augmentation du prix du café pour les
producteurs et dans le même temps l'augmentation du prix de l'essence. Les
paysans, qui devaient toujours conduire leur café à l'Office central de
l'exportation du café, vont être dans des situations impossibles. La tendance
pendant quatre ans va être une économie qui se transforme en économie de
guerre. Les bailleurs de fonds internationaux continuent à prêter au Rwanda
puisque la dette rwandaise, qui était de l'ordre de 500 à 600 millions de
dollars au début des années 90, passe à un milliard de dollars en 1994. Et
donc, grâce aux prêts internationaux de la BAD, la Banque africaine de
développement (qui est une sous-traitance de la Banque Mondiale), la Banque
Mondiale, le Fonds Monétaire International, mais aussi la France, la Belgique
et l'Union européenne ont des intérêts sur place. Tous vont avoir tendance à
dire: c'est une guerre de basse intensité, on doit pouvoir continuer à aider ce
pays. On observe alors deux choses: la paupérisation des populations (les actifs
sociaux se délitent complètement) et une armée surnuméraire par rapport à ce
qu'elle était avant 90 et une milice à côté de l'armée.
RFI: Vous parlez d'une économie de
guerre. Concrètement qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qui se passe entre 1990 et
1994? Est-ce qu'il y a d'abord des séquences?
P.G: Quant on observe la balance des
paiements et la répartition budgétaire de ce que le Rwanda affecte pour ses
dépenses, on voit qu'il triche par les affectations aux différents ministères.
Dans le courrier échangé, on s'aperçoit que les ministres trafiquent entre eux
pour dire: «mon cher collègue, les camions dont nous avons besoin pour
l'armée, nous les avons affectés au budget du ministère des Transports, mais tu
penses bien que c'est pour l'armée et c'est pas pour toi». Même chose pour
les ambulances qui devaient servir normalement pour transporter des blessés et
des malades dans les hôpitaux. Ces ambulances sont détournées pour servir aux
milices génocidaires. Il y a donc un système d'économie de guerre. Les flux de
capitaux servent à payer des armes, des équipements militaires achetés en
Belgique, en France, en Afrique du Sud. Et donc on achète des armes sans arrêt
pour une guerre qui est de plus en plus visible. Et pendant ce temps on négocie
sans arrêt: on négocie à Arusha des accords de paix mais on est de plus dans le
surarmement. Cette économie a viré de bord: au lieu d'importer des biens pour
la satisfaction et le développement, elle entre dans un cycle infernal de
sous-développement et de surarmement.
RFI: Il y a deux phénomènes que vous
identifiez bien, d'un côté une économie de guerre visible et de l'autre une
économie parallèle. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce point?
P.G: En fait, il y a deux économies
parallèles. La première, c'est celle qui entretient cette armée de 40 000
hommes: on paye des militaires, des camions, des tanks ou des instruments de
guerre, mais aussi des casernements, de la nourriture ou, dans un pays comme le
Rwanda, de la bière. Et la bière va couler à flot pour les militaires et pour
les milices. Et donc il y a là des postes que vous pouvez camoufler dans tous
les budgets. L'autre économie parallèle est masquée. Nous l'avons reconstitué
par des enquêtes locales. Par exemple aux douanes, en allant à l'aéroport
national. Tout passait par là: le directeur général des douanes de l'époque
nous a dit que l'aéroport était divisé entre une partie visible, le dessus de
l'iceberg, et la partie immergée, tout ce qui passait à côté, tous les biens
achetés par le clan Habyarimana -sa femme et sa famille- qui servaient à
alimenter des circuits parallèles. Ces biens étaient vendus sur le marché
public au Rwanda, et les bénéfices ont permis de constituer la cassette du clan
Habyarimana pour financer les milices génocidaires. C'était notoire: il
existait deux endroits où les biens entraient hors taxes, puis étaient vendus
sur le marché public à des prix que les gens riches pouvaient payer. C'était
par la famille Habyarimana ou par la procure des missions.
«Tout le monde était
au courant»
RFI: Tout cela est possible, parce qu'au
niveau des relations internationales financières, vous avez pu constater que
tous les bailleurs de fonds ferment les yeux et qu'ils n'ont pas appliqué les
mécanismes de contrôle des prêts de coopération.
P.G: Normalement, les contrôles se font
d'une part par les institutions financières elles-mêmes et d'autre part, par
des auditorats extérieurs d'un pays tiers, qui n'est décidé ni par le pays
donneur ni par le pays receveur. Donc ces gens, sous foi de leur profession d'auditeurs,
ont alerté les bailleurs de fonds. Tout le monde savait. Et en plus ça pouvait
s'observer dans la ville. J'ai rencontré un médecin de l'hôpital central de
Kigali qui m'a dit : «on voyait arriver les jeeps qui étaient nos jeeps,
tous les samedis, parce que le samedi il y avait les bons d'essence, les
miliciens prenaient les bons d'essence et ils partaient. On ne les revoyait
plus, c'étaient des détournements qualifiés». Tout cela se savait. Dans cet
hôpital, il y avait des médecins rwandais, mais il y avait aussi des médecins
français, belges puisque toute la coopération était présente. Tout le monde
était au courant et il y avait une espèce d'aveuglement collectif.
RFI: Pour en revenir à ce mécanisme
d'absence de contrôle, vous avez dit «les bailleurs de fonds acceptent la
fongibilité des fonds de la coopération». Qu'est-ce que ça veut dire?
P.G: A l'instant où vous mettez vos
fonds à la disposition d'un bailleur de fonds publics, tel que la Banque
mondiale, c'est le bailleur de fonds qui est responsable des affectations. S'il
discute d'un accord de partenariat avec le gouvernement, d'un engagement précis
comme de faire, par exemple, 32 % de dépenses supplémentaires en matière de
santé et qu'au bout d'un an, vous vous rendez compte qu'au lieu de faire plus
32 % il a fait moins 20 %, mais qu'il a dépensé d'autant en plus en armement,
vous devriez prendre des mesures. La fongibilité c'estquand vos fonds ont
disparu et que vous n'avez pas vu réellement où ils ont été affectés. Les
bailleurs de fonds ont utilisé ce mécanisme pour s'excuser. L'autre technique
de camouflage, ce sont les fonds de contre-partie. Par exemple, quand l'Union
européenne fait de l'aide alimentaire à un pays comme le Rwanda, il peut y
avoir trois affectations possibles. La première, c'est d'alimenter les
populations directement sur des lieux de famine. La deuxième technique, au lieu
de la destiner directement aux populations, permettait au gouvernement de faire
du «food power», c'est à dire d'obliger les populations à travailler en échange
de l'aide alimentaire. Et la troisième technique, c'est de vendre ces produits.
Or le Rwanda était autorisé, malgré la mauvaise gestion des fonds publics, à
vendre cette aide. Cela générait des fonds de contre-partie, de l'argent que
les observateurs internationaux ont pu faire semblant de ne pas voir. Mais il
allait vraiment faire semblant, il fallait avoir la volonté de ne pas voir dans
le cas du Rwanda.
RFI: Dernier point, mais extrêmement
important: tous ces fonds, toute cette aide internationale va servir à acheter
énormément d'armes. Or, détail incroyable, on va acheter des armes avant le
génocide, mais aussi pendant et après.
P.G: A partir de 1992, il y avait des
demandes de devises pour paiement de factures, et quand on regardait la
facture, c'était pour l'achat de machettes et de l'ensemble des instruments qui
vont servir pour le génocide. Dans des quantités absolument énormes quand on
regarde un pays comme le Rwanda qui a besoin normalement d'un type de petit
outillage, marteaux, scies ou bêches, machettes. C'est hors de proportion! Il y
avait une demande extraordinaire. Et ça nous avons pu l'observer, parallèlement
aux ONG des droits de l'Homme qui alertent en disant: «ce pays est à la
dérive et il y a une dérive ethnique et il risque d'y avoir un génocide».
C'est ce que diront les ONG belges en 1992. Pendant le génocide, on continue à
livrer des armes au Rwanda. Mieux que ça, l'ONU a décrété l'embargo sur le
Rwanda, mais les financiers internationaux privés et parfois publics comme la
Banque de France, vont continuer à honorer des créances pour la Banque
nationale du Rwanda qui a quitté le Rwanda et est allée s'installer à Goma dans
les camps de réfugiés au Congo. De là, elle donne des ordres de paiements
internationaux. Quand les armes sont livrées, au mois d'août 1994, l'aéroport
de Goma est contrôlé par la France. Donc, tout cela est connu de la communauté
internationale et en tous cas de la France.
RFI: Quelle conclusion tirez-vous de
tout ça?
P.G: Dès le début de la guerre, il y a
eu un manque total de vigilance des bailleurs de fonds internationaux et des
pays qui, autour de ces bailleurs, ont la responsabilité de la coopération avec
le Rwanda. Il y a une dette contractée par un pays mais qui est de caractère
odieux dans la mesure où elle a permis de perpétrer un crime contre l'humanité.
Dès cet instant, cette dette n'est pas remboursable, elle doit être annulée.
Mais ça, ce n'est rien. Ce qui est plus fondamental, c'est que par aveuglement,
par complicité ou par lucre -vendre des armes, ça rapporte- pour ces trois
raisons éthiquement non fondées, des gens ont pris la responsabilité de ce
génocide. Aujourd'hui, il y a aussi l'exigence de la réparation, et c'est ce
volet là qui me paraît extrêmement important. La France est un cas tout à fait anormal.
L'ONU a reconnu sa responsabilité dans le génocide, la Belgique est même allé
demander pardon. La France croit encore que Mme Habyarimana est une femme
respectable et que l'opération Turquoise était une opération humanitaire. Quand
on voit les chiffres et l'implication de la France, des banques françaises, de
la Banque de France, on est quand même un peu choqué et on se demande comment
un pays peut être aveugle sur ses responsabilités dans une région. La France a
une responsabilité éminente dans ce qui s'est passé et n'a toujours pas fait le
bon compte de dire: voilà nous sommes responsables, nous devons accepter cette
responsabilité et nous devons annuler la dette et nous devons engager
aujourd'hui un processus de réparation vis à vis des victimes. Cela n'empêche
pas la France de pouvoir être exigeante vis à vis des principes qu'elle n'a
pas, à un moment donné, respectés mais de se rattraper, et de dire: il y a des
principes que M. Kagamé, président du Rwanda, n'a pas le droit de détourner
comme faire la guerre au Congo. Mais quelle crédibilité a-t-elle en tant que
nation, membre du Conseil de Sécurité, voulant dire dans le monde ce qu'est le
droit international?
«Vous croyez
vraiment que c'est la meilleure façon d'aider le Rwanda?»
RFI: Quand vous parlez de réparation,
cela signifie que les Rwandais pourraient réclamer devant la justice une
compensation financière?
P.G: Ils peuvent intenter des procès aux
banques privées françaises, la BNP par exemple, ou la Belgolaise en Belgique,
ou les banques suisses, luxembourgeoises, autrichiennes. Ils peuvent intenter
des procès à l'Etat français, belge, ils peuvent intenter un procès à l'Etat
rwandais parce qu'il ne défend pas normalement des gens qui ont droit à
réparation. Ce n'est pas attaquer M. untel ou untel, c'est l'Etat qui a cette
responsabilité de protection. On peut intenter également des actions en
direction des institutions financières internationales. C'est vrai qu'elles ont
normalement un statut particulier qui les rend inattaquables, mais malgré tout
la Banque mondiale devant la pression des organisations non gouvernementales et
internationales, a dû admettre de mettre en place des tables de négociations
pour réparer les erreurs qu'elle aurait pu commettre par négligence ou par le
fait que ses investissements auraient commis un tort vis à vis d'une population
quelque part. Mais pour ça il faut que les veuves et les victimes du Rwanda
soient entourées, soient encadrées et puissent aller vers ces bailleurs pour
exiger ce type de négociations. Et là je crois qu'il y a une responsabilité de
la collectivité, les Etats et les ONG.
RFI: Quelle a été la réaction des
institutions financières internationales, le FMI, la Banque mondiale à votre
étude?
P.G: D'abord une réaction d'inquiétude.
J'ai eu la visite de plusieurs vice-présidents, gênés, qui me demandaient: «qu'est-ce
que vous avez dans votre rapport, est-ce que vous croyez vraiment que c'est la
meilleure façon d'aider le Rwanda?». La politique de la banque, dès le
départ, a été de dire:«voilà vous avez deux experts, ils ont fait une étude,
mais qu'est-ce qu'ils peuvent vous apporter d'autre qu'une étude? Nous, la
banque, nous pouvons évidemment négocier avec vous le rééchelonnement de votre
dette, inutile de dire que nous n'allons jamais accepter une annulation de
dette, mais nous pourrions accepter un rééchelonnement et envisager de vous
faire de nouveaux crédits». Et nous voilà repartis dans un système de
dépendance de ces pays vis à vis de ces institutions financières
internationales. Aujourd'hui le Rwanda n'est pas capable de payer sa dette. Il
est donc obligé de demander à des pays tiers, par exemple la Belgique ou la
Hollande de payer les intérêts de retard du Rwanda à la place du Rwanda. C'est
inscrit dans la rubrique «aide au développement», donc ça rentre dans la
rubrique «aide publique au développement». On va alors payer les intérêts de la
dette rwandaise et même absorber la dette rwandaise et dès l'instant où un pays
comme la Hollande, le Canada ou la Belgique absorbent une partie de cette dette,
elle sort des comptes de la Banque et la Banque ne peut plus être inquiétée.
Donc, il y a urgence à engager ces actions en demande de réparation parce que
on est en train de créer une opacité complète dans la visibilité des actes
illégaux et illégitimes qui ont été posés par les bailleurs de fonds publics et
internationaux.
RFI: Plus grave, dans la réaction de la
Banque Mondiale, vous vous êtes rendu compte que la Banque avait égaré un
certain nombre de documents relatifs au Rwanda.
P.G: Oui, le plus dramatique, c'est
quand des gens de cette qualité vous font un couplet sur le thème «dans le
déménagement on a malheureusement perdu l'ensemble des dossiers, est-ce que
vous ne pouvez pas nous transmettre votre rapport afin que nous sachions ce qui
est dedans». Si ce n'était pas aussi tragique, ça aurait été grotesque.
Mais je trouve d'une gravité exceptionnelle que des institutions qui ont une
telle responsabilité puissent jouer d'arguments aussi faibles que de dire: «nous
avons perdu ou égaré les documents». Je crois qu'aujourd'hui, il y a
peut-être à refaire la mémoire de ces institutions par rapport à des événements
aussi graves que ce crime contre l'humanité au Rwanda.
RFI: Pourquoi les autorités rwandaises
n'ont-elles toujours pas décidé de rendre public votre rapport?
P.G: Il y a deux arguments que l'on peut
invoquer. Le premier, c'est que le Rwanda de 94-96 était un Rwanda complètement
assommé par le drame de ce génocide, et il fallait que ce pays se relève. Pour
se relever, il avait absolument besoin de l'aide internationale et donc ça
permettait aux bailleurs de fonds d'exercer un chantage extraordinaire: «si
vous voulez être aidé, vous mettez ça sous le coude». Ils étaient mis dans
une situation du faible au fort. Le Rwanda a dû céder et garder ce rapport un
peu comme un instrument de chantage beaucoup plus que comme un instrument de
réparation. Mais il n'est pas trop tard et je pense que l'heure est aujourd'hui
à la réparation. L'autre côté de la médaille, qui n'est pas le plus beau, c'est
que le Rwanda actuel est un Rwanda qui a fait la guerre. Quand vous faites la
guerre, vous avez besoin d'argent. C'est l'aspect qui mène à dire: est-ce qu'il
n'y a pas une deuxième étude à faire? Pour savoir comment un petit pays comme
le Rwanda a pu s'équiper et faire une guerre comme il l'a fait et pendant
autant d'années, avec un résultat de trois millions de morts. C'est pas
seulement le Rwanda, c'est l'Ouganda aussi. et derrière l'Ouganda et le Rwanda
il y a aussi des parrains qui permettent et qui ne permettent pas. Cette
deuxième étude permettrait de mettre les organisations internationales devant
leurs responsabilités, car en alimentant des Etats, elles permettent des
guerres comme celles qui se sont produites au Congo, au Rwanda avec le
génocide. Après 40 ans d'indépendance dans ces pays, arriver à un drame aussi
scandaleux, aussi criminel, aussi dramatique que ces trois millions de morts au
Congo et que ce million de morts génocidés. Si c'est ça le bilan de la
coopération internationale, c'est vraiment un bilan très noir, sur lequel on
doit s'interroger, sur lequel on doit aujourd'hui faire les comptes et les
vrais comptes impliquent aussi qu'il y ait réparation.
Propos recueillis par David
Servenay |
Article publié le 07/04/2004 |