BILLETS D’AFRIQUE  N° 22 - MAI 1995

 

IncertitudES

 

Nous bouclons ces Billets sans connaître le nouvel occupant de l'Élysée. Avec les 5° Dossiers noirs de la politique africaine de la France, publiés le 5 avril, nous savons grosso modo à quoi nous en tenir sur les deux finalistes. Mais des contradictions existent chez chacun, qui peuvent modifier le pronostic. Billets, en tout cas, suivra de très près les prémices africaines du vainqueur.

Après avoir paru au bord de l'explosion voici un mois, le Burundi connaît une trêve (certes incertaine) : nous n'en parlerons donc guère. Nous soulignerons seulement, en nous en félicitant, que l'action de la France est jugée plutôt pacifiante. Même en ce domaine « réservé », il n'y a donc pas de fatalité.

Nous avons ainsi réservé l'essentiel de ce numéro au Rwanda. Ce malheureux pays paraît comme assailli par toutes sortes de « démons ». Mais, lors de la soirée du souvenir du 7 avril, Ibuka, on aurait dit que les « anges » (selon l'expression de F.X. Nsanzuwera) venaient au secours de la mémoire. Et, certes, le combat pour l'avenir de ce pays présente un aspect spirituel, quasi surnaturel - tant la haine s'y fait subtile, tant le désespoir pourrait gagner. Mais cette incertitude peut et doit mobiliser les énergies humaines.

 

SALVES

 

Xénophilie

 

Nos ministres - à commencer par celui de l'Intérieur, si sourcilleux sur les visas - ont régulièrement des accès de tendresse pour certaines catégories d'étrangers. Ainsi des responsables du génocide rwandais, dont plusieurs résident en France ou disposent de visas permanents : notre pays plaide leur cause à l'ONU (cf. Billets n° 20). Ainsi de l'officier mauritanien Ould Jiddey, décrit par la Fédération internationale des droits de l'homme comme un bourreau sadique, qui aurait exécuté par exemple 19 militaires à la peau noire. On l'a récompensé d'un stage à l'École de guerre de Paris (Charlie-Hebdo, 12/04/1995).

 

Pour la justice au Rwanda

 

L'association belge « Réseaux de citoyens » vient de former, avec l'aide de l'Union européenne, 150 jeunes Rwandais aux fonctions d'officiers de police judiciaire, ainsi que 35 directeurs et directeurs-adjoints de prison (avec l'appui de la Croix Rouge). Elle prépare la formation de greffiers et le recyclage de juristes issus de la diaspora en pays anglophones. Une contribution concrète à la construction d'un État de droit au Rwanda.

La surpopulation des prisons y est intolérable. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) vient d'allouer 200 000 $ pour des projets, peu « vendeurs » mais indispensables, d'agrandissement ou de construction de centres de détention. Le gouvernement rwandais sollicite par ailleurs l'aide de magistrats étrangers pour la remise en route du système judiciaire et le jugement des prisonniers (plus de 30 000), trop longtemps différé. (Afrique Express, 21/04/1995).

 

Volte-faces de la COFACE

 

On a évoqué dans Billets n° 21 les affections conjuguées du réseau Pasqua pour le courant éradicateur de la junte algérienne et pour la dictature militaro-islamiste de Khartoum, fanatique de purification religieuse et ethnique. Si ces ennemis apparents séduisent une certaine France, c'est qu'ils ont plusieurs points communs : une cruauté inépuisable, une soif inextinguible d'armements et de bakchichs. Aux « décideurs » algérois, Thomson aurait proposé récemment 10 % (au minimum) d'un contrat de 200 millions de F destiné à l'achat de 3 stations radio-émettrices. Mais la COFACE (l'assurance publique du commerce extérieur), qui a pourtant avalé toutes sortes de couleuvres, rechigne : à trop forte dose, le cocktail éradication-corruption en arrive à délier les langues des hauts fonctionnaires de Bercy. Les « fuites » auraient tendance à se multiplier.

Du coup, Paris envisage de réduire de 6 à 5 milliards l'aide financière au régime algérien. Il y aura encore de quoi faire. Et la législation française ne punissant toujours pas la corruption des pouvoirs publics étrangers, le PDG de Thomson, Alain Gomez, reste le moins « examiné » des grands arroseurs français. (Le Monde, 29/04/1995)

Privatisée, la COFACE n'en continue pas moins de gérer pour le compte de l'État la garantie publique des grands contrats à l'export - souvent agrémentés d'une louche d'Aide publique au développement (APD). Cela veut dire que le contribuable paye in fine les déboires de ces contrats milliardaires, très politiques et archi-commissionnés. Au milieu des années 80, l'addition était équivalente au déficit de la Sécurité sociale. Il paraît que ça va mieux... grâce à certaines manipulations (les remises et rééchelonnements de dettes ont permis des récupérations discrètes). À voir... En attendant, l'État vient d'autoriser la COFACE à rouvrir sa garantie au régime soudanais, dont l'ampleur des crimes n'a d'égale que la sympathie de la Françafrique.

 

Rapport Fuchs

 

Le député UDF Jean-Paul Fuchs vient d'achever le rapport « Pour une politique de développement efficace, maîtrisée et transparente » que lui avait commandé le Premier ministre. Sa publication survient après la mise à l'écart du commanditaire. Il s'agit pourtant d'un travail de grande qualité, dont la clarté n'est pas le moindre mérite. Fondé sur une critique explicite des tares du système actuel, visant des objectifs difficilement contestables (efficacité, contrôle, transparence), le rapport propose une réforme d'ensemble qui, selon l'auteur, représente l'optimum acceptable par les acteurs de l'APD : pas de révolution donc, mais une applicabilité immédiate et, peut-être, l'acquiescement de l'administration.

 

On pourra approuver la plupart des suggestions émises (extension du champ de la coopération à l'ensemble des pays signataires de la convention de Lomé, « contrats de développement » durable, rattachement du ministère de la Coopération aux Affaires étrangères, désignation d'un opérateur unique de l'APD, soumis « à une évaluation rigoureuse »,... Mais, après trois décennies de détestables habitudes, peut-on décider une réforme, même modeste, et surtout l'appliquer, sans marquer un changement de cap ?

Certaines expressions évoquent par trop la méthode Coué qui, telle une mouche tsé-tsé, a anesthésié les populations "aidées" : « Le FMI ou la Banque Mondiale ont acquis, depuis leur création, un savoir-faire et une légitimité universellement reconnus en matière de développement ». Ou encore : « L'aide financière française [...] est l'expression volontaire de la solidarité de la France à l'égard des pays en voie de développement. Cette solidarité apparaît comme une "spécificité française" découlant de la tradition humaniste du pays de la déclaration des droits de l'homme ». Un tel propos a, pour le moment, perdu toute crédibilité : il faudrait une révolution culturelle chez les décideurs de l'aide pour qu'il puisse se mériter.

 

ILS ONT DIT

 

« Complexe et désarticulé, notre dispositif [de coopération] est, aujourd'hui, inadapté, coûteux et inefficace. Le système doit retrouver sa cohérence et les rôles doivent être clarifiés. [...] La consolidation de la zone franc doit être une des priorités de notre politique africaine. [...] Les donateurs comme les contribuables n'apprécient pas, à une époque où notre pays connaît lui aussi de graves difficultés, que leur effort puisse être détourné de son objectif qui est de venir en aide directement aux populations défavorisées. Leur idéalisme a un prix : l'obligation de résultat et l'absence de gaspillage » (Jacques CHIRAC, in Marchés Tropicaux du 14/04/1995).

[Les contribuables idéalistes (selon le dernier Baromètre du CCFD, 79 % des Français souhaitent que l'APD soit mieux utilisée) et les populations défavorisées apprécieront cet engagement. Ils se souviendront d'une maxime de Jacques Chirac, qui a fait fortune : « Les promesses n'engagent que ceux qui les reçoivent ». En termes d'obligation de résultat et de gestion transparente, les mal logés parisiens ont un exemple : l'office HLM de la capitale].

 

« Le "champ" et le "hors-champ" ne correspondent plus à aucune donnée rationnelle, mais sont le fruit de querelles de compétences. [...] Il va de soi que la création d'une monnaie unique européenne [...] conduit à la disparition de la zone CFA. La problématique induite par cette monnaie européenne est celle d'une zone écu. [...] Il faut en finir avec les réseaux affairistes douteux que continuent d'entretenir sans vergogne certains dirigeants de la droite. » (Lionel JOSPIN, in Marchés Tropicaux du 14/04/1995). [Et ceux de la gauche déboutonnée ?]

 

« Je souhaite [...] reprendre sur des bases nouvelles notre effort d'aide au développement [...]. Je veillerai à ce que cet effort soit coordonné par le Ministère des Affaires étrangères au sein duquel seront intégrés les services de l'actuel Ministère de la Coopération. Je demanderai au gouvernement de créer une Agence spécialisée regroupant l'ensemble de nos moyens d'intervention et réorganisant notre coopération, sur une base contractuelle. [...]Une coopération efficace suppose, au Sud comme chez nous, la transparence, le contrôle, le débat public sur l'utilisation de l'aide. Elle suppose la démocratie. C'est pourquoi nous devons être nous-mêmes irréprochables dans nos méthodes. » (Lionel JOSPIN, discours de politique étrangère, 14/04/1995).

 

« Pour moi, il n'y a ni gauche ni droite. Je les arrose tous, pour me couvrir dans tous les cas de figure ». (Un chef d'État africain, en novembre 94 à Biarritz, cité par Maintenant, 04/1995).

 

À FLEUR DE PRESSE

 

SOUDAN

 

L'Humanité, Ouganda : des assassins venus du Soudan, 24/04/1995 : « Venu du Soudan, un groupe d'hommes armés se réclamant de "l'Armée de résistance du Seigneur" (LRA) dirigée par Joseph Kony (réclamant un gouvernement "conforme aux principes de la Bible") et soutenue par le régime islamiste de Khartoum, vient d'assassiner quatre-vingt deux civils enlevés deux jours auparavant dans le nord du pays. [...] Visiblement, la tourmente qui s'est abattue sur l'Afrique des Grands Lacs (Rwanda et Burundi en particulier) est appréciée par d'aucuns comme une occasion de déstabilisation d'un gouvernement ougandais haï par Khartoum mais aussi certaines capitales occidentales. Les illuminés de la LRA fournissant une main d'œuvre manipulable à satiété. »

[Les lecteurs de Billets savent que les services secrets français et le chef de la Mission militaire de coopération (rue Monsieur) sont à la pointe de ces « d'aucuns ». Le régime kenyan de Daniel Arap Moi s'associe désormais à la Sainte-Alliance des « services » français, soudanais et zaïrois contre Kampala et Kigali : il laisse Nairobi devenir le quartier général du Hutu power en exil, et appuie une autre dissidence à l'est de l'Ouganda].

 

RWANDA

 

Le Soir (Bruxelles), Les démons du Rwanda, 24/04/1995 (Colette BRAECKMAN) : « Les prophètes de malheur qui clamaient que le régime rwandais issu du génocide n'était en rien différent de son prédécesseur, les pousse-au-crime qui, durant neuf mois, ont freiné l'aide internationale, empêché le relèvement d'un appareil judiciaire qui seul aurait pu apaiser la soif de justice ou de revanche, tous ceux qui pariaient sur la faute l'ont finalement emporté, à ce stade-ci au moins, sur ceux qui voulaient donner une chance au nouveau Rwanda.

La brutalité avec laquelle le camp de Kibeho a été "vidé" dans le fracas des tirs de mortier tirés par des militaires qui n'ont laissé aucune chance aux fuyards, l'interdiction de l'aide humanitaire, qui a laissé des réfugiés sans secours durant plusieurs jours, les images de ces collines jonchées, une fois encore, de cadavres d'enfants ne suscitent pas seulement l'horreur, le désaveu, la consternation.

Ce massacre occulte le souvenir des tueries qui, voici exactement un an, faisaient plus de cent mille morts dans la seule ville de Butare, proche de Kibeho. Il renforce les arguments de ceux qui, plaidant contre l'aide au Rwanda, ont fait le lit des extrémistes et conduit les survivants au désespoir. Le sang de Kibeho permet d'oublier à quel point, depuis un an, l'inaction et les ambiguïtés de la communauté internationale sont en partie responsables du désastre.

En effet, nulle part, la justice n'a été rendue, aucun des concepteurs du génocide n'a été inquiété [...]. En outre, alors que les camps du Zaïre servent de base d'entraînement aux miliciens avides de revanche et que des armes leurs sont régulièrement livrées, un embargo, décrété durant la guerre, frappe toujours le nouveau régime. Quant à l'aide économique, elle n'arrive toujours qu'au compte-gouttes. Cet isolement de fait a suscité la rancœur des éléments les plus radicaux qui ont estimé qu'ils n'avaient plus rien à gagner à réfréner plus longtemps leur désir de vengeance et conclu que la sécurité devait primer sur un hypothétique désir de réconciliation [...].

Il est évident que si l'armée n'était pas sûre de pouvoir maîtriser la situation, répondre à la résistance des miliciens, il eût mieux valu temporiser. Or la manière expéditive, cruelle et inhumaine avec laquelle a été traité le problème que représentait Kibeho constitue un crime grave pour les innocents sacrifiés, mais aussi une erreur politique aux multiples conséquences. [...]

La tentation de "punir" le régime sera renforcée. Cependant, à défaut de morale, le réalisme devrait prévaloir : si Kibeho représente à la fois un crime et une erreur, ce massacre - le premier acte de vengeance massif depuis la fin du génocide - pourrait n'être qu'un prélude si la guerre devait reprendre. Pour écarter une telle menace, tout doit être mis en œuvre, et rien ne serait pire qu'abandonner le Rwanda à ses démons.

 

 

Libération (Stephen SMITH) :

Un régime sectaire et revanchard, 24/04/1995 : « S'agit-il [le massacre de Kibeho] d'un accident, d'un enchaînement fatal et meurtrier qui, malgré le drame, ne permet pas de mettre en cause la nature du nouveau régime ?  La réponse est non : issu d'un génocide [...], le régime de Kigali se montre par trop sectaire, revanchard et irrespectueux des droits de l'homme. [Stephen Smith rappelle alors les principales exactions commises dans le pays : accusations de génocide lancées par des occupants sans titre contre les anciens propriétaires de champs ou de maisons, disparition de certains magistrats, situation catastrophique des prisons, ... Il cite] le chef du gouvernement zaïrois Kengo wa Dondo : "Apparemment, de leurs habitants hutus, ils ne veulent pas". [...]

Pourquoi ce silence, cette connivence avec le nouveau régime ?  [...] Coupable, l'an dernier, d'avoir laissé s'accomplir le génocide dans l'indifférence, la communauté internationale veut éviter, à tout prix, de se voir critiquée par le régime sorti des fosses communes. "Le monde extérieur, où était-il ?", accusaient, lors des récentes commémorations du génocide, des pancartes fabriquées en série par les propagandistes du nouveau régime. Leur chantage à la mauvaise conscience vient de faire de nombreuses victimes. »

 

Le pouvoir rwandais accusé de tueries au Zaïre, 17/04/1995 [À propos de l'attaque, d'origine controversée, du camp de réfugiés de Birava sur la rive zaïroise du lac Kivu. Bilan : 35 morts] : « [Selon] un fonctionnaire international [...], "l'été dernier, le HCR, avec une candeur criminelle, a supposé que les réfugiés rentreraient rapidement. Au mépris de la convention de Genève, bon nombre d'entre eux ont été installés à moins de 20 kilomètres de la frontière. Aujourd'hui, ils y sont toujours, et cela pose de plus en plus de problèmes".

Le problème, ce n'est pas tant la prise d'otage de la population civile par les responsables du génocide et de l'ancien régime. En fait, les extrémistes hutus sont concentrés dans deux camps - Kashusha au nord et Nyramyengwe au sud de Bukavu [...]. "L'emprise des dignitaires de l'ancien régime est réelle, mais, dans les autres camps qui abritent quelque 250 000 réfugiés, les gens ont non seulement créé des écoles, des églises et des restaurants, mais aussi de nouveaux partis politiques, comme le Rassemblement pour le retour de la démocratie et des exilés rwandais", affirme un humanitaire [...].

"Le problème, c'est l'obstruction, voire la terreur à laquelle se livre le FPR", confie, sous le sceau de l'anonymat, un haut responsable des Nations unies. Il a dû renvoyer mardi dernier 26 camions chargés de 1 000 tonnes d'aide alimentaire, que le gouvernement de Kigali avait bloqués à Cyangugu, de l'autre côté de la frontière, en accusant la communauté internationale de "nourrir les criminels". »

[Qu'est-ce qui peut bien pousser Stephen Smith, l'un des journalistes les mieux informés et les plus influents sur les questions africaines, à condamner sans appel depuis le 29 juillet 1994 le gouvernement de Kigali - d'ailleurs totalement réductible, selon lui, au FPR ?  Ce jour-là, au terme d'une enquête curieuse, de raisonnements bizarres et d'« évidences circonstancielles » fortement obscurcies par la suite, il écrit dans Libération, à propos de l'attentat contre l'avion du général Habyarimana, que « la plus plausible des différentes hypothèses [est] une - monstrueuse - présomption : que le Front Patriotique Rwandais [...] ait pu commettre l'acte entraînant le génocide de ses partisans ». Pour avoir affirmé cette thèse, le Petit Robert vient d'être condamné à échanger tous les exemplaires de son édition de septembre 1994. Tout en soulignant « l'absence de preuves matérielles », Stephen Smith décidait de lancer cette accusation gravissime. Pourquoi ?

Le 1° octobre, il se fondait sur un « rapport » du très contesté consultant américain Gersony - évaluant à 30 000 le nombre des personnes exécutées par le FPR depuis le printemps 1994 -, pour affirmer qu'il « est difficile [de] [...] croire que ces tueries ne correspondent pas à une volonté organisée d'extermination ». On est très proche de la thèse du « double génocide » esquissée à Biarritz par François Mitterrand - thèse qui conforte les tenants du Hutu power dans leur théorie du « génocide préventif ». Quant au qualificatif de « revanchard », c'est celui qui n'a cessé de servir avant le génocide pour justifier la lutte finale contre les Tutsis.

Non que Stephen Smith ne soulève de vrais problèmes - ni que ses condamnations précoces, de par leur impact sur les décideurs de l'aide au Rwanda, n'aient pu constituer une sorte de prophétie auto-réalisatrice. Mais il fait un pari qui est l'inverse du nôtre : il n'y aurait, dans le rapport de forces rwandais, que deux extrémismes face à face : les « bergers du génocide », et un FPR massacreur, sous la domination de personnages sectaires. Les survivants parmi les démocrates hutus, quoique majoritaires au sein du gouvernement de Kigali, n'y feraient que de la figuration. Que les Rwandais se plaignent d'avoir été abandonnés par la communauté internationale durant le génocide, que Kigali réagisse au détournement de l'aide humanitaire vers le Hutu power, ce n'est que de la « propagande ». L'impunité des auteurs du génocide, qui règnent sur les camps, ce « n'est pas le problème ». L'urgence est de condamner le pouvoir de Kigali, en refusant le « chantage à la mauvaise conscience ».

Nous pensons au contraire que ce gouvernement compte nombre de personnalités estimables, certaines héroïques. Nous croyons qu'elles n'auraient pas risqué leur honneur à soutenir ce clan sinistre que nous dépeint Stephen Smith. Nous savons qu'il existe des phénomènes d'épuration (il y en eut même dans notre douce France), ainsi que des extrémistes, civils et militaires, abusant de leur nouveau pouvoir. S. Smith a raison de les dénoncer. Mais nous ne pensons pas, pour le moment, qu'ils obéissent à des consignes de mort venues du sommet de l'État. Nous réviserions bien entendu notre position s'il apparaissait que le radicalisme sectaire gagnait la partie - mais cela signerait la seconde mort des démocrates rwandais, premières victimes des massacres d'avril 1994 : nous l'espérons évitable.

Nous ne croyons pas possible, dans un contexte d'impunité, de miser sur les von Papen - tous ces hommes politiques qui s'allièrent en 1993-94 avec le clan génocidaire et qui suscitent aujourd'hui de nouveaux partis dans les camps du Zaïre. Ainsi ce « Rassemblement » qu'évoque favorablement Stephen Smith, sous couvert d'un « humanitaire » trop immédiatement solidaire des réfugiés.

Reste le vrai problème de leur retour. Si l'on exaspère la haine et la peur, en particulier contre un gouvernement taxé d'indignité, on ne peut que rendre ce retour impossible - et par conséquent miner encore plus la légitimité du pouvoir. Nous parions sur le processus inverse... pour peu que le monde ne déserte pas le Rwanda].

 

Révisionnisme

 

Libération (Rebonds), Culte de la mémoire, culture du malheur, 29/04/1995 (Stéphane TRANO, journaliste à Tribune juive) : « Faut-il se souvenir de l'immédiat ? En organisant, le 6 avril à Paris, une "veillée du souvenir", une cérémonie pour que "l'histoire récente du Rwanda ne soit ni oubliée, ni mise en parallèle", le Comité national de solidarité France-Rwanda soulève une grave équivoque. Celle-ci est illustrée notamment par l'intitulé Ibuka ("Souviens-toi" en kinyarwanda), ce qui n'est pas sans rappeler le Za'hor hébraïque, l'injonction aux survivants de la Shoah. [...] Le galvaudage du mot "mémoire" consacre à la fois la réussite d'une pédagogie et sa récupération suspecte. Une récupération dont on n'aurait pas à se soucier, si elle ne reléguait pas la réalité au second rang et ne faisait le lit du révisionnisme. [...]

Après avoir lutté durant cinq décennies pour la compréhension par le plus grand nombre de ce que fut l'holocauste, [...] c'est une culture du malheur stéréotypée que l'on risque de voir se substituer à l'oubli de la culture spécifique de chacun de ces peuples martyrs. Une confiscation absurde. [...] L'instauration de ce culte de la mémoire "fourre-tout" relève [...] [d'] une mauvaise utilisation de la mémoire [...], d'autant plus maladroite qu'elle utilise le calendrier commémoratif de la libération des camps d'extermination nazis. [...]

L'assassinat de 500 000 Tutsis en avril 1994 doit-il nous conduire à lui décerner le triste et grandiloquent statut de génocide accompli, en puisant dans le registre émotionnel de la Shoah ?  [...] Qu'elle soit une référence paroxystique de l'horreur et une preuve de la possibilité barbare ne saurait évidemment pas servir de conscience au seul peuple juif. Mais on ne peut pas cautionner une braderie de la mémoire, pour en faire le "vernis minute" de tous les massacres actuels. Car Za'hor, c'est le testament des hommes et la seule condition de survie du peuple juif. C'est l'écho d'un passé déjà lointain. Ibuka, c'est une esthétisation narcissique, une totémisation de l'horreur, qui nie l'identité du peuple martyr.

Peut-être ce travestissement de la réalité et ce recours à la pensée toute faite expriment-ils le refoulement d'un constat pénible : il est impossible, au Rwanda, en Tchétchénie ou en Bosnie, de tracer une ligne entre le bourreau et la victime. On voudrait que ce fut aussi tragiquement manichéen que le génocide des juifs par les nazis. On est si pressés de dresser bûchers et tribunaux, de se convaincre que l'on est du bon côté, que l'on relègue au chapitre de l'histoire des événements toujours en cours. Or, hâter le deuil d'une mort en cours illustre une perte des repères. Il est difficilement acceptable que l'on substitue au nécessaire combat pour le retour du droit une transfiguration du meurtre. »

[Nous ouvrons cette rubrique Révisionnisme, car Survie vient de décider d'ajouter à ses objectifs statutaires « la lutte contre la banalisation du génocide ». Nous fûmes par ailleurs, aux côtés de la communauté rwandaise de France et d'une quinzaine d'ONG, parmi les promoteurs d'Ibuka à Paris, le 7 avril (de tels actes de mémoire se sont déroulés aussi en d'autres villes de par le monde). C'est dire si nous nous sentons concernés par cette attaque en règle, qui nous accuse de « faire le lit du révisionnisme ». Nous ne pourrons ici qu'esquisser des éléments de réponse - d'autres se déduisant de l'excès même des propos.

Ce n'est pas à Survie qu'il faut apprendre l'importance de la Shoah : le refus de l'holocauste sous-tend notre charte (l'appel de 126 Prix Nobel), il est à la source de l'engagement politique de nombre d'entre nous. Nous avons été bouleversés lorsque nous avons découvert que la Shoah n'était pas le dernier des génocides. Que l'insurmontable souffrance d'Auschwitz amène certains à une sorte d'enfermement possessif, à redouter une « confiscation » par le génocide puîné, c'est un réflexe naturel. Mais prétendre que les organisateurs d'Ibuka ont choisi exprès le 7 avril - date irrévocable où fut déclenché le génocide des Tutsis - pour squatter « le calendrier commémoratif de la sortie des camps », montre que ce réflexe peut égarer. Il est clair par ailleurs que Stéphane Trano, comme de très nombreux Français, ne connaît pas vraiment ce qui s'est passé il y a un an au Rwanda : sans quoi, il ne refuserait sûrement pas la fraternité dans l'enfer génocidaire à ceux qui, en 1994, vécurent l'innommable, et pour la plupart en moururent.

Il conteste donc, à l'encontre de tous les enquêteurs, le « statut de génocide accompli » à cet « assassinat ». Pour deux raisons. L'une, évidemment fallacieuse : il serait trop tôt pour être sûr de la réalité. Certes, le travail de mémoire passe par plusieurs phases, mais c'est parce qu'on a commencé de se souvenir dès 1945 que Za'hor est encore vivant. Cette première raison en recouvre une seconde, beaucoup plus inacceptable : ce qui s'est passé au Rwanda ne serait pas un vrai génocide parce qu'on ne pourrait pas y distinguer les bourreaux des victimes. Stéphane Trano trouve lui-même le qualificatif qui convient à son raisonnement : « manichéen ». Non seulement il est certain que la grande majorité des victimes du génocide de 1994, à commencer par les enfants, sont aussi « innocentes », au sens courant, que celles de la Shoah. Mais surtout, ce n'est pas l'innocence d'une population (nulle ne l'est totalement), ni l'absence de « justifications » des bourreaux qui définit le génocide : c'est le fait qu'est engagé un processus d'extermination contre toute une race, toute une religion, etc. Qui ne voit combien il serait scabreux de réserver l'appellation de génocide aux races ou aux religions plus « saines » ou plus « saintes » que d'autres ?  C'est d'ailleurs le génocide qui révèle la perversité des mécanismes de bouc émissaire, les dangers des schémas de culpabilité collective.

Par ailleurs, et malheureusement, les catégories victimes de crimes contre l'humanité demeurent humaines, et donc susceptibles elles aussi de commettre, par la suite, de tels crimes - un travail de mémoire authentique pouvant cependant contribuer à les en dissuader. Autrement dit, c'est justement parce que nous nous souvenons que nous nous opposerons à ceux qui, par haine ou par vengeance, activeraient le mimétisme génocidaire. Or, comme après un séisme, les risques de « réplique » sont virulents. De là à fourrer génocidaires et génocidés dans le même sac préhistorique, à interdire au petit nombre des rescapés (parmi lesquels des membres de l'actuel gouvernement de Kigali) et à leurs amis de faire l'effort de se souvenir, il y a effectivement ce que l'on pourrait appeler une pulsion révisionniste. Il est surprenant que Libération l'ait accueillie.

Mais laissons parler le militant des droits de l'homme François-Xavier Nsanzuwera, l'un des deux intervenants de cette soirée d'Ibuka, le 7 avril à Paris (voir plus loin le propos de Claudine Vidal) :

« [...] En cette commémoration de la mémoire de l'holocauste rwandais, nous pouvons nous demander ce que nous avons fait de la mémoire des victimes. Elles hurlent pour refuser toute forme de vengeance aveugle. Elles s'indignent contre l'escroquerie morale internationale. Elles s'insurgent contre les investisseurs, les profiteurs de la tragédie rwandaise. Elles s'indignent que l'on puisse diviser arbitrairement la population en deux catégories, celles des "purs" et celle des "assassins", selon l'origine ethnique supposée des uns et des autres. Elles s'indignent que dans la patrie des droits de l'homme qu'est la France, des amis qui devraient nous aider à la reconstruction du Rwanda se considèrent plus hutu ou tutsi que les Rwandais eux-mêmes. [...]

Le 8 mars 1995, journée mondiale de la femme, le Rwanda a célébré cette fête à Ntarama, une petite localité dans la région du Bugesera où, dans une petite église du coin, cinq mille personnes à majorité des femmes et des enfants avaient trouvé la mort. Il se fait que mon père a été plus de dix ans dans cette centrale où il célébrait l'eucharistie chaque dimanche et il fut victime du génocide. Ce jour-là, où je remettais les pieds dans ma région d'origine après une année, j'ai pleuré, au vu des crânes, alors que, malgré ce que l'on avait enduré, je n'avais jamais versé une larme. Mais en entendant une chanson des enfants qui étaient là, je me suis dit que j'étais un lâche.

Que chantaient ces enfants ?  Avec leurs voix douces, des jeunes filles répétaient la phrase suivante : "Nyagasani uzatulinde kwhorera". Ces enfants déclaraient qu'il ne fallait pas oublier mais qu'ils rejetaient tout sentiment de vengeance. Je crois que c'est ce message des anges humains que nous devons retenir de cette commémoration du génocide. Chacun de nous devrait aujourd'hui en la mémoire des victimes faire un vœu : extirper de son cœur tout sentiment de haine et cultiver les valeurs de tolérance, d'acceptation de la différence. »].

 

L'Humanité (Opinions), Du génocide au révisionnisme, 06/04/1995 (Jean-Pierre CHRÉTIEN) : « En novembre, le gouvernement génocidaire dirigé par MM. Sindikubwabo et Kambanda se réorganise à Bukavu an nom d'un "renouveau"... En décembre, les journalistes de la RTLM [la trop célèbre Radio des Mille Collines] éditent à Goma un journal "Amizero", "L'Espoir", où on apprend que "les Hutus vont rentrer et gagner la guerre contre les Tutsis qui cette fois seront exterminés définitivement". On voit se constituer un réseau intégrant des cadres d'ONG rwandaises, en fait très "gouvernementales", et des politiciens extrémistes du Hutu power. L'étiquette "hutu modéré", qui désignait les démocrates hostiles au régime Habyarimana avant le génocide, est aujourd'hui récupérée par ces gens, au Zaïre, au Kenya, en Afrique occidentale, ou en Europe.

Leur discours va dans le sens d'une banalisation et d'une justification du génocide. Un équilibre est suggéré entre l'extermination planifiée d'avril-juillet et les vengeances localisées qui ont suivi. Les arrestations actuelles de suspects de crimes contre l'humanité sont comparées avec les rafles de "complices du FPR" d'octobre 1990. L'amnistie est réclamée pour des coupables alors qu'ils n'ont même pas reconnu leurs crimes. Le retour au pouvoir des leaders du Hutu power est revendiqué au nom de leur "communauté", entretenant ainsi une culpabilité collective pour mieux diluer les responsabilités. La guerre civile est décrite comme responsable du massacre des Tutsis, au nom de la "colère populaire". [...]

Ce négationnisme bénéficie de puissants soutiens en Europe. Des ONG belges de la mouvance démocrate-chrétienne qui avaient repris contact avec le "gouvernement" de Gitarama dès mai 1994 assurent la logistique permettant à leurs homologues rwandais de garder le contrôle des réfugiés. [...]

En France, en Belgique, en Allemagne, des collectivités locales jumelées avec le Rwanda accueillent les tenants de la prétendue "troisième voie" hostile à l'actuel gouvernement de Kigali. En France, le sommet de Biarritz a été l'occasion, autour de l'Élysée, de dénoncer la "vision manichéenne selon laquelle il y aurait eu des massacreurs et des libérateurs".

Du côté catholique, les dénonciations et les mises en garde se multiplient depuis janvier dernier contre le régime actuel, sans un mot sur les responsabilités accablantes de l'ancienne hiérarchie rwandaise. Le révisionnisme s'étale dans des périodiques religieux, comme la revue Dialogue à Bruxelles. [...]

En fait, "les amis du Rwanda", soutiens du régime depuis trente ans, préfèrent justifier à tout prix leur position plutôt que de s'interroger. »

 

Kibeho : le point de vue de Survie

 

Rwanda : le piège

 

Communiqué diffusé le 28 avril par Agir ici, CÉDÉTIM, Comité de défense des droits de l'homme et de la démocratie au Rwanda, France-Libertés, Frères des hommes, Juristes sans frontières, Non-Complice, Survie, Vigilance Rwanda.

 

Un an après le déclenchement du génocide au Rwanda, le nouveau gouvernement de ce pays - abandonné à d'insurmontables problèmes par une communauté internationale au mieux indifférente, au pire cynique - est-il tombé dans le piège que lui promettaient, ou lui tendaient, ceux qui ont fait le pari de son échec ?

Ceux qui n'attendaient que la faute pour porter contre ce gouvernement une condamnation définitive ont, au moins provisoirement, gagné.

Ce qui vient de se passer au camp de Kibeho n'est pas acceptable. Aucun pays, quelles que soient ses difficultés, ne peut autoriser ou laisser faire le massacre de ses citoyens. Il est encore malaisé de cerner avec précision toutes les responsabilités en jeu, mais les autorités rwandaises devront en répondre. Nous les exhortons de le faire sans délai et sans atermoiements. Une question cependant : un an après le 7 avril 1994, date à laquelle le troisième génocide du siècle a débuté - faisant du Rwanda l'une des principales victimes de notre époque -, qu'a fait la communauté internationale pour venir en aide à ce pays exsangue ?

La réponse est rien !  Rien du tout...

Rien, si ce n'est d'exiger qu'il se comporte comme s'il disposait des moyens qu'on lui refuse : respect des droits de l'homme (dont peuvent se dispenser, semble-t-il, le Zaïre ou le Soudan) ; une justice rapide et crédible ; une administration civile efficace ; la sécurité sur tout le territoire ; une politique de logement et de remise en route de l'économie qui permette aux réfugiés de rentrer dans des conditions acceptables ; ... On demande au Rwanda d'opérer d'abord tous ces miracles, on l'aidera après. Il doit de surcroît supporter sur son sol les repaires de miliciens laissés sur place par Turquoise, le réarmement (par qui ?) des tenants de l'ancien régime à ses frontières, l'impunité dont jouissent les responsables de son malheur, et prendre son mal en patience. Quant au Tribunal pénal international pour juger ceux qui ont incité au meurtre d'un million de ressortissants rwandais : encore patience...

Ceux qui se précipitent aujourd'hui pour disqualifier sans appel le gouvernement de Kigali sont souvent les mêmes qui font obstruction à la disqualification politique des responsables du génocide, et refusent leur arrestation.

Nous exhortons la communauté internationale (chacun de ses États membres individuellement, et collectivement sous l'égide de l'ONU) de cesser de se moquer du monde - ou plutôt de l'humanité, contre laquelle un crime majeur a été commis, qui n'est ni sanctionné, ni réparé. Rien n'excuse ce qui s'est passé à Kibeho. Rien n'excuse d'avoir laissé se perpétuer une situation qui y conduisait de façon prévisible.

Nous demandons d'abord à la communauté internationale, d'urgence, de fournir les moyens des exigences qu'elle formule, sans doute à juste titre, pour le Rwanda. Si l'on veut que ce pays soit exemplaire, il faut mettre le paquet.

Nous demandons à l'Union Européenne, dont plusieurs membres ont été impliqués dans cette histoire, d'inventer un soutien à la hauteur des difficultés du Rwanda.

Nous demandons aux autorités rwandaises qu'elles effectuent, avec l'aide de l'organisation des Nations unies, une enquête sur les tueries de Kibeho et qu'elles sanctionnent de manière exemplaire les responsables.

 

Nécessaire exemplarité

 

« La confusion la plus totale règne quant à l'ampleur et aux responsabilités du massacre de Kibeho » (Marie-Laure Colson, Libération du 25/04/1995). L'ampleur : de 300 à 8 000 morts, selon l'« intérêt » des uns ou des autres à minimiser ou maximiser le chiffre. L'ONU parle de 2 000 morts.

Les responsabilités. D'autres camps de réfugiés de l'ex-zone Turquoise ont été évacués sans guère de victimes. Pourquoi cet énorme dérapage à Kibeho ?

Tombés sous la coupe des miliciens Interahamwe, les camps entretenaient un potentiel de guerre civile 1. Le gouvernement de Kigali réclamait depuis longtemps qu'on sépare la population « ordinaire », appelée à se réinstaller hors des camps, d'avec les criminels organisés. Faute d'action internationale, il a fini par envoyer l'armée (l'APR) à cet effet. Au moins quatre éléments ont concouru aux tueries de Kibeho : des actes d'hostilité (armée ?) de certains occupants du camp (où s'étaient repliés les éléments les plus durs des camps fermés récemment) ; la réaction, d'une brutalité totalement démesurée, des officiers et soldats de l'APR chargés de la mission d'évacuation ; des mouvements de panique ; l'exécution, par les irréductibles, de civils désireux de quitter le camp. Chacun de ces facteurs a causé son lot de victimes, sans qu'on puisse encore établir les proportions respectives. Une première désinformation a consisté à présenter l'APR, non comme le principal fauteur du massacre (la supériorité armée conférant en tout cas un surcroît de responsabilité), mais comme le seul. L'établissement de la vérité exige une commission d'enquête internationale : elle va intervenir rapidement, à la demande du gouvernement rwandais.

La seconde désinformation a consisté à occulter le caractère ingérable de l'« équilibre », imposé par la France et l'ONU, entre les responsables du génocide et ceux qui les combattaient. Si l'on avait mis les premiers hors d'état de nuire, l'État de droit serait mieux respecté au Rwanda, et l'esprit de vengeance moins répandu. On pourrait plus facilement se passer des interventions de l'APR - laquelle, entraînée à tuer comme toutes les armées du monde, n'est pas davantage immunisée contre le crime de guerre. Il reste qu'un dérapage aussi massif fait question : qui est responsable ?

Signalons au passage que l'on n'a jamais répondu officiellement, en France, à des questions aussi graves : qui est responsable de l'institutionnalisation de la torture durant la guerre d'Algérie ?  de la présence de militaires français dans les camps de torture du régime Habyarimana ?  de la fourniture d'armes continuée au camp du génocide ?  Pour l'honneur des Rwandais, et leur sécurité, il serait bon que leurs autorités, elles, répondent à la question posée par le massacre de Kibeho, qu'elles établissent les défaillances du commandement militaire, voire reconnaissent des insuffisances de gouvernement. C'est le plus difficile. Cela correspond à une attitude politique d'avant-garde. Mais le Rwanda ne s'en sortira pas dans la médiocrité.

1. Cf. le récent rapport (04/1995) de la FIDH (Fédération internationale des droits de l'homme) et Human Rights Watch - qui exposèrent dès mars 1993 les prémices du génocide. « Les milices, les soldats et les autorités de l'ancien gouvernement continuent à régner dans les camps. Par la menace, la force et la propagande, ils découragent les réfugiés qui souhaiteraient rentrer chez eux. La tentative des Nations unies de recruter des troupes de maintien de la paix a complètement échoué. »

 

Les assassins de la mémoire

Introduction par Claudine Vidal à la soirée Ibuka, le 7 avril 1995.

 

Les organisateurs d'Ibuka m'ont demandé d'intervenir à titre d'historienne du Rwanda mais, si son état de santé le lui avait permis, c'est Pierre Vidal-Naquet qui aurait dû être là ce soir. C'est pourquoi je place ces quelques réflexions sous un titre qui lui est emprunté : « les assassins de la mémoire ». C'est dire que ces réflexions sont situées dans la droite ligne du combat contre le négationnisme que lui, et d'autres, ont inlassablement mené.

Les historiens des génocides, celui des Arméniens de Turquie en 1915, celui des Juifs et des Tziganes d'Europe, durant la Seconde guerre, celui des Tutsi du Rwanda en 1994, ne doivent pas travailler différemment de leurs autres collègues historiens : ils ont pour tâche de rechercher des documents, de les confronter, de les critiquer, de replacer l'événement dans le contexte de l'époque. Cette tâche, ils doivent l'effectuer en toute indépendance. D'abord en toute indépendance institutionnelle, sans laquelle rien n'est faisable. Mais cette indépendance ne suffit pas à elle seule, car les historiens des génocides sont confrontés à des conditions spécifiques, conditions que l'évoquerai maintenant.

Le négationnisme tout d'abord, c'est-à-dire la politique menée par les assassins de la mémoire. Pourquoi assassins ? Parce que ceux qui maintenant, par leurs écrits et leurs déclarations, nient le génocide, procèdent à une tentative d'extermination sur le papier, ou sur les écrans et les radios, qui relaie l'extermination réelle. On se souvient en effet du mot de George Orwell : « Qui contrôle le passé, contrôle le futur. Qui contrôle le présent, contrôle le passé ». Il faut empêcher les assassins de la mémoire de contrôler le passé. Lutte constante, lutte de longue haleine.

Le négationnisme en ce qui concerne le génocide des Arméniens provient de l'État turc lui-même qui ne le reconnaît pas. L'État allemand, qui a succédé à l'État nazi, a, lui, reconnu le génocide, mais le négationnisme à l'égard du génocide de Juifs d'Europe vient d'ailleurs, il est fondé sur l'antisémitisme.

Le négationnisme du génocide des Rwandais tutsi a été immédiat, il s'est développé en même temps que les massacres étaient accomplis, car crime et mensonge d'État sont allés de pair. Ce sont les mêmes qui sont à la fois responsables du meurtre et qui, par tous les moyens, organisent maintenant l'oubli du meurtre. Ne sous-estimons surtout pas leur action, elle constitue un effort gigantesque pour rayer de l'histoire un immense et tragique événement.

L'histoire immédiate du génocide peut être faite, elle est commencée. Elle recourt principalement à la mémoire des survivants et des témoins. En effet, je crois qu'il reste bien peu d'archives écrites de ce génocide, ses auteurs ont pu le plus souvent s'organiser directement entre eux, car le Rwanda est un petit pays. Ce qui n'empêche pas qu'il y ait eu administration des massacres. Mais on voit tout de suite comment le négationnisme peut travailler sur ce fait : puisqu'il n'y a rien d'écrit, il n'y a pas de preuves, il n'y a pas d'organisateurs. C'est pourquoi l'enquête orale et filmée a une telle importance : elle constitue une archive d'histoire à opposer, dès maintenant bien sûr, mais aussi plus tard, au négationnisme. Je pense par exemple, mais il y en a d'autres et il y en aura d'autres, à l'enquête publiée par African Rights en septembre dernier, Death, Despair and Defiance. Comment ne pas voir que ces témoignages, relevés auprès des survivants qui habitaient dans toutes les préfectures du Rwanda, confirment l'existence d'une organisation systématique sans laquelle les massacres n'auraient pas pu prendre une telle extension ?

Il reste que cette histoire immédiate est enserrée dans une double contrainte. Première contrainte : elle s'adresse à la mémoire douloureuse, traumatisée, des survivants et des témoins - mais comment en serait il autrement ?  Et n'est-ce pas une cruauté supplémentaire que de leur demander un récit qui leur fait revivre à nouveau ce qu'ils ont souffert ?  On comprend que, parfois, ils se dérobent. Deuxième contrainte : pour l'instant, et c'est l'urgence, elle répond à une demande judiciaire. Elle travaille dans une logique de procès, ce qui est inévitable. Cependant, les historiens doivent prendre garde à ne pas se laisser enfermer dans cette logique. L'établissement de la responsabilité des individus est une chose, mais la compréhension d'un événement comme celui-ci ne s'arrête pas à l'instruction de l'action des coupables, elle ne s'arrête pas à leur jugement. Car le travail de la justice ne se confond pas avec celui de l'histoire, et réciproquement. Sinon, si l'on fait cette confusion, l'on risque d'aboutir fatalement à l'oubli des conditions qui ont facilité l'horrible travail des coupables.

Je veux dire que l'histoire immédiate est indissociable d'une prise de distance, c'est-à-dire d'une histoire qui prend en compte la durée. Permettez-moi de faire allusion aux enquêtes que j'ai conduites au Rwanda à partir de 1967 et qui portaient sur la période précoloniale. Quelle ne fut pas ma surprise, et celle de mes assistants, lorsque nous nous apercevions, en travaillant minutieusement et systématiquement avec des Rwandais âgés, des abasaza, que les images de la société rwandaise de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, de même que l'histoire des relations entre Hutu et Tutsi n'étaient pas, mais alors pas du tout, celles de l'histoire officielle. Un seul exemple, et il sera surtout compris des Rwandais, nous apprenions, avec une totale stupéfaction, que l'ubuhake entre shebuja tutsi et umugaragu hutu, loin d'être l'institution multiséculaire qui aurait permis l'exploitation d'une ethnie par une autre, était d'origine récente, s'était développée durant la colonisation. Dire cela, c'était un scandale !  C'est nous qui étions les négationnistes !  Nous avions beau multiplier les enquêtes, découvrir des archives administratives tenues par les colonisateurs belges, et qui nous confirmaient, cette vérité ne passait pas. Elle passe encore à peine maintenant.

Pourquoi ne sommes-nous pas arrivés à faire passer cette vérité que nous étions plusieurs, à partir de la fin des années soixante, à découvrir ?  Parce que s'étaient mises en place des politiques de la haine : politiques fines, efficaces, constantes. Et que ces politiques avaient besoin d'une histoire truquée pour donner à l'ethnisme une base immémoriale. Dans de telles conditions, les historiens ne pèsent pas lourd.

Or - je reviens maintenant en 1994 - on sait combien ces visions truquées de l'histoire des ethnies ont soutenu les appels au meurtre. C'est pourquoi il est urgent que les historiens continuent à combattre les faussetés qui contaminent la vision d'un passé, même s'il est lointain. Il faut en effet retirer les faits historiques des idéologues qui les exploitent, apprendre à démasquer le révisionnisme notamment lorsqu'il prend le masque savant de l'histoire professionnelle.

Je terminerai en ajoutant qu'en tant que citoyenne française, je lutterai insuffisamment contre les assassins de la mémoire si je pensais que les relations entre la France et le Rwanda ne font pas partie de l'histoire du génocide. Là aussi, dans ce domaine spécifique, le révisionnisme est à l'œuvre et nous devons travailler, avec tous ceux qui veulent et peuvent le faire, à situer ces relations France-Rwanda sur un terrain ou elles doivent aussi être placées, je veux dire le terrain de l'histoire positive ou le vrai s'oppose tout simplement au faux.

 

supplément au "POINT SUR LA LOI pour la survie et le développement" - Directeur de la Publication : François-Xavier VERSCHAVE

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