Distr.
GENERALE

A/49/508, S/1994/1157
13 octobre 1994

FRANCAIS
Original:ANGLAIS/FRANCAIS



ASSEMBLÉE GÉNÉRALE
Quarante-neuvième session
Point 100 c) de l'ordre du jour

CONSEIL DE SÉCURITÉ
Quarante-neuvième année


QUESTIONS RELATIVES AUX DROITS DE L'HOMME : SITUATIONS
RELATIVES AUX DROITS DE L'HOMME ET RAPPORTS DES
RAPPORTEURS ET REPRÉSENTANTS SPÉCIAUX


La situation des droits de l'homme au Rwanda


Note du Secrétaire général

Le Secrétaire général a l'honneur de transmettre aux membres de l'Assemblée générale et à ceux du Conseil de sécurité les rapports sur la situation des droits de l'homme au Rwanda établis par M. René Degni-Ségui, Rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme, en application du paragraphe 20 de la résolution S-3/1 de la Commission des droits de l'homme, en date du 25 mai 1994, et de la décision 1994/223 du Conseil économique et social, en date du 6 juin 1994.



ANNEXE I



Rapport sur la situation des droits de l'homme au Rwanda établi
par le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme
en application de la résolution S-3/1 de la Commission et de la
décision 1994/223 du Conseil économique et social


INTRODUCTION



A sa troisième session extraordinaire, la Commission des droits de l'homme a adopté la résolution 1994 S-3/1, en date du 25 mai 1994, par laquelle elle a prié son Président de nommer un rapporteur spécial chargé d'enquêter sur place sur la situation des droits de l'homme au Rwanda et de recueillir, auprès des gouvernements, des particuliers et des organisations intergouvernementales et non gouvernementales, tous renseignements dignes de foi sur la situation des droits de l'homme dans le pays et d'user de l'assistance fournie par les mécanismes existants de la commission des droits de l'homme.

La Commission a prié le Rapporteur spécial de se rendre immédiatement au Rwanda et de faire rapport d'urgence aux membres de la commission dans un délai de quatre semaines à compter de la date d'adoption de la résolution. C'est conformément à cette disposition que le Rapporteur spécial s'est rendu au Rwanda et dans d'autres Etats voisins du 9 au 20 juin 1994. Durant cette mission, il a été accompagné par le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, M. Bacre Waly Ndiaye et le Rapporteur spécial sur la question de la torture, M. Nigel Rodley, qui ont accepté son invitation et ainsi mis à sa disposition leur expérience et leur expertise. Le Rapporteur spécial tient à leur exprimer ici sa reconnaissance.

Le Rapporteur spécial voudrait aussi remercier le "gouvernement intérimaire" rwandais ainsi que le Front Patriotique Rwandais (FPR) pour leur coopération.

Il voudrait également remercier tous ceux qui l'ont soutenu dans la préparation et réalisation de sa mission. Il est particulièrement reconnaissant au United Nations Rwanda Emergency Office (UNREO), le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), le Haut Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés (HCR), et le Comité International de la Croix-Rouge (CICR), pour l'assistance logistique fournie. Le Rapporteur spécial tient également à exprimer sa profonde gratitude au Commandant de la Mission des Nations Unies d'assistance au Rwanda (MINUAR) et à ses officiers pour leur soutien et coopération généreuse, dans des circonstances difficiles, durant son séjour au Rwanda. Enfin, le Rapporteur spécial remercie tous ceux qui lui ont fait parvenir des renseignements sur la situation des droits de l'homme au Rwanda, notamment les organisations non-gouvernementales, et les invite à continuer cette coopération à l'avenir.

Il faut relever que la mission du Rapporteur spécial fait suite à celle du Haut Commissaire aux droits de l'homme effectuée les 11 et 12 mai 1994 (voir E/CN.4/1994/S-3/3) et dans une certaine mesure à celle du Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, M. Bacre Waly Ndiaye, en avril 1993 (voir E/CN.4/1994/7/Add.1).

Le présent rapport, qui s'appuie sur des renseignements, des témoignages et des documents reçus de différentes sources, n'a pas prétention à l'exhaustivité, le temps imparti y faisant obstacle. Il se veut tout simplement et modestement un tableau synoptique de la situation des droits de l'homme au Rwanda, une vue globale qui permettra d'orienter les enquêtes futures. Cette vue globale, pour éclairer la Commission tout en répondant à certaines de ses préoccupations, porte à la fois sur les mesures préliminaires prises par le Rapporteur spécial, sur les faits incriminés, sur les violations des droits de l'homme en résultant et, enfin, comporte une série de recommandations.

I. LES MESURES PRELIMINAIRES

Avant de se rendre sur les lieux pour effectuer une enquête préliminaire et faire rapport aux membres de la Commission sur la situation des droits de l'homme au Rwanda, le Rapporteur spécial a mené une réflexion préalable avec son équipe concernant le mandat et la méthode à utiliser pour les enquêtes en découlant.

A. Le mandat

Le mandat confié au Rapporteur spécial contient deux éléments :

a) Faire rapport à la Commission des droits de l'homme sur la situation des droits de l'homme au Rwanda, y compris les causes profondes et les responsabilités (enquête "horizontale");

b) Faire parvenir au Secrétaire général des renseignements rassemblés et compilés systématiquement sur les violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire. La Commission des droits de l'homme a affirmé que tous ceux qui commettent ou autorisent de telles violations en sont personnellement responsables et que la communauté internationale fera tout ce qui est en son pouvoir pour qu'ils soient traduits en justice (enquête "verticale").

Ces obligations d'enquêter et de faire rapport sont complémentaires et devraient être accomplies dans le cadre de la même structure, en deux étapes qui sont interdépendantes et se recoupent. La collecte de renseignements servant à faire rapport à la Commission des droits de l'homme (et d'autres organes des Nations Unies, tel que demandé par la résolution S-3/1) ainsi que la formulation de recommandations pour des actions concrètes et immédiates visant à sauver des vies, doivent être des priorités.

Les deux étapes sont complémentaires dans la pratique, étant donné que les sources de l'information en sont les mêmes. De même, les renseignements recueillis pour un aspect du mandat éclairent l'autre. Par exemple, des enquêtes sur la structure des forces armées des deux parties au conflit sont nécessaires pour formuler des recommandations visant à mettre un terme aux massacres et donnent, en même temps, la base pour déterminer des responsabilités individuelles, prenant en considération la chaîne de commandement. Les enquêtes "horizontales" de la première étape fourniront une vision générale de l'information disponible et de la méthode la plus efficace pour l'obtenir, toutes deux indispensables avant de commencer des enquêtes approfondies, dans la deuxième étape, sur certains cas déterminés. La première étape permettra aussi d'identifier les cas prioritaires qui peuvent mener à des enquêtes (exemple : analyse des émissions des stations de radio proches du gouvernement et leur lien avec les massacres de Tutsis et de Hutus modérés, en vue d'établir des responsabilités individuelles et d'identifier des massacres particuliers qui pourraient être examinés plus en détail).

Pour assurer que les deux étapes sont complémentaires, l'information doit être recueillie, enregistrée et analysée de façon telle qu'elle puisse être utilisable, en cas de procès, par une juridiction nationale ou, le cas échéant, internationale.

La façon dont les deux étapes pourront être mises en oeuvre est influencée par les événements sur place, et surtout par les considérations de sécurité pour les enquêteurs dans une situation de conflit armé. Etant donné les risques encourus, notamment pour les victimes et les témoins, aussi bien au Rwanda que dans les pays où ils ont trouvé refuge, la collecte des renseignements doit commencer par les nombreuses organisations et agences internationales actives sur place, journalistes, religieux, etc. au Rwanda et dans d'autre pays de la région ou en Europe. La grande majorité d'entre eux ont déjà fait preuve de la plus grande disponibilité pour fournir toute information utile au Rapporteur spécial.

Cette enquête approfondie sera effectuée par une équipe de spécialistes des droits de l'homme, qui sera déployée sur le terrain par le Haut Commissaire aux droits de l'homme, conformément à la résolution S-3/1 de la Commission des droits de l'homme. Le Rapporteur spécial s'était également proposé, lors de sa première visite à la région, de préparer le travail de cette équipe, dont les deux premiers membres sont déjà sur place.


B. Consultations et visites sur le terrain

Suite à sa nomination le 25 mai 1994, le Rapporteur spécial s'est rendu à Genève et à Bruxelles en vue de procéder, en attendant l'achèvement de la préparation logistique et administrative de sa mission au Rwanda, à des consultations auprès du Centre pour les droits de l'homme, de représentants d'Etats et d'organisations non gouvernementales oeuvrant pour la défense des droits de l'homme.

Entre le 6 et le 9 juin 1994, il a rencontré des représentants des Gouvernements du Rwanda, du Burundi, du Zaïre, du Canada, du Cameroun, du Nigéria, de la France et de la Belgique, ainsi qu'un grand nombre d'organisations des droits de l'homme qui lui ont fait part de leurs observations et fourni des renseignements concernant la situation des droits de l'homme au Rwanda. Ayant appris, pendant son séjour à Genève, l'assassinat de l'Archevêque de Kigali, de l'Evêque de Kabgayi, ainsi que de 10 prêtres par le FPR et, probablement par mesure de représailles, l'exécution par les forces armées rwandaises de 63 autres personnes, le Rapporteur spécial a adressé le 9 juin 1994 des lettres, tant au FPR qu'au "gouvernement intérimaire", pour condamner ces actes, demander que tout soit mis en oeuvre pour éviter que de tels incidents ne se reproduisent et exiger que des poursuites soient ouvertes contre les auteurs de ces massacres, tout en leur offrant les garanties de la défense. Une lettre a été également adressée au Gouvernement français pour solliciter la mise à la disposition du Rapporteur spécial de la boîte noire de l'avion présidentiel. Le Gouvernement français a répondu le 17 juin 1994 qu'il n'était pas en possession de la boîte noire et qu'il convenait de s'adresser au "gouvernement intérimaire". L'état-major rwandais, à qui la même requête a été adressée, a, quant à lui, répondu qu'il n'était au courant de rien.

Du 9 au 15 juin 1994, le Rapporteur spécial a rencontré à Bruxelles, Nairobi, Bujumbura et dans la région du Sud-Kivu (Zaïre), les Représentants spéciaux du Secrétaire général pour le Rwanda et le Burundi, le Coordinateur de l'UNREO et plusieurs de ses collaborateurs, le Commandant de la MINUAR, l'Envoyé spécial du HCR et plusieurs de ses délégués dans la région, de nombreux représentants des agences, institutions et programmes des Nations Unies actuellement actifs au Rwanda, du CICR et d'organisations internationales non gouvernementales qui fournissent de l'assistance humanitaire, d'organisations des droits de l'homme, ainsi qu'un grand nombre de personnalités, aussi bien des rwandais que des ressortissants d'autres pays, qui lui ont apporté leur témoignage sur des violations des droits de l'homme au Rwanda.

Du 16 au 20 juin 1994, le Rapporteur spécial a séjourné au Rwanda, où il a rencontré le Commandant et plusieurs autres officiers de la MINUAR, le chef de l'état-major des forces armées rwandaises, le Préfet de la ville de Kigali et deux membres de l'état-major de la Gendarmerie, ainsi que des représentants du FPR. Pendant son séjour au Rwanda, le Rapporteur spécial a visité plusieurs endroits hébergeant des personnes déplacées par le conflit, notamment le stade Amahoro, l'hôpital Roi Fayçal et l'aéroport de Kigali. Le Rapporteur spécial a également visité l'hôpital du CICR à Kigali. Ces différentes visites lui ont permis de tenter de reconstituer les faits.

II. LES FAITS INCRIMINES

L'attaque de l'avion survenue le 6 avril 1994 et qui a coûté la vie au Président de la République rwandaise, Juvénal Habyarimana, au Président de la République burundaise, Cyprien Ntyamira, plusieurs personnes de leur entourage, ainsi qu'à l'équipage, semble bien être la cause immédiate des événements douloureux et dramatiques que connaît actuellement ce pays. C'est probablement la raison pour laquelle la Commission des droits de l'homme demande au Rapporteur spécial de "rassembler tous les renseignements dignes de foi sur la situation des droits de l'homme dans le pays, y compris les causes profondes des atrocités récentes". Ces atrocités comportent principalement les massacres et d'autres faits qui en résultent.


A. Les massacres

Au moment où l'avion présidentiel s'écrasait, la situation intérieure rwandaise était tendue et explosive pour plusieurs raisons : frustrations dues aux retards accusés dans l'application des accords de paix d'Arusha en date du 4 août 1993, terreur semée par les milices, assassinats de leaders de l'opposition et de militants des droits de l'homme, rumeurs persistantes selon lesquelles chacune des deux parties, le gouvernement et le FPR, se préparaient à la guerre. La mort du président Habyarimana sera l'étincelle qui mettra le feu aux poudres, déclenchant les massacres de civils. Le lendemain, les combats entre les forces gouvernementales et le FPR reprendront. Jusqu'ici, c'est à dire, au moment de la rédaction du présent rapport, les actes de violence n'ont pas cessé. Ceux-ci se singularisent à la fois par leur ampleur et par leurs caractéristiques.


1. Leur ampleur

Certes, le peuple rwandais a été victime de plusieurs massacres, notamment en 1959, 1963, 1966, 1973, 1990, 1991, 1992 et 1993. Mais ceux qui se déroulent à l'heure actuelle sont sans précédent dans l'histoire de ce pays et même dans celle de l'Afrique tout entière. Ces massacres ont pris en effet une ampleur inégalée dans l'espace et dans le temps.

Les atrocités s'étendent sur l'ensemble du territoire national. Il convient toutefois de distinguer la zone gouvernementale de la zone contrôlée par le FPR. Dans la première, la plupart des massacres sont le fait des milices interahamwe ("ceux qui attaquent ensemble") du Mouvement Républicain National du Développement et de la Démocratie (MRND), et impuzamugabmi ("ceux qui ont le même but") de la Coalition pour la Défense de la République" (CDR), et sont dirigés contre les Tutsis et des Hutus considérés modérés, c'est-à-dire des personnes aux mains nues et sans défense. Les exemples, fournis par de témoins dignes de foi, ne manquent pas. On se bornera à en mentionner quelques-uns : à Butare, plusieurs milliers de personnes ont été massacrées ou mutilées; à Gisenyi, des milliers de Tutsis ont subi le même sort, certains auraient été enterrés vivants dans des fosses communes au cimetière de la ville et dans la paroisse de Nyundo (formée de la préfecture de Kibuye), plus de 560 personnes ont été tuées, dont 56 religieux et religieuses et 11 auxiliaires d'apostolat; des atrocités ont été également perpétrées à Kibuye, particulièrement au stade et à la paroisse; à Gikongo, un quartier de Kigali, en un seul jour, dimanche 10 avril, la rue était couverte de cadavres sur un kilomètre; à Kiziguro, paroisse située sur la route entre Kabiro et Murambi, on découvrait une fosse commune contenant plusieurs centaines de cadavres et quelques survivants criant au secours. A Cyangugu le nombre de personnes massacrées est à l'heure actuelle estimé à plus de 25 000.

Dans la zone contrôlée par le FPR, les exemples de massacres sont plutôt rares, voire quasi inexistantes, peut-être parce que moins connus. Les autorités gouvernementales accusent le FPR d'avoir massacré plusieurs milliers de civils. Selon la déclaration du "gouvernement intérimaire" rwandais à Genève datée du 24 mai 1994, "les combattants du FPR se sont livrés à des massacres systématiques conte l'ethnie hutue en se servant notamment de la carte d'identité. ... Dans les zones contrôlées par le FPR, des milliers de populations furent sauvagement massacrées et enterrées dans des fosses communes préparées bien avant le déclenchement des hostilités". Mais aucun témoignage ne permet de confirmer ces informations. A la demande du Rapporteur spécial des officiers supérieurs des forces armées rwandaises ont promis de fournir des documents allant dans ce sens. Le FPR a été accusé d'enlever des personnes des camps de déplacés pour les exécuter. Ce fait, qui pourrait expliquer l'absence de prisonniers de guerre, n'a pas non plus pu être ni établi ni confirmé par d'autres témoignages. Il faut noter que le FPR a promis de présenter aux observateurs des droits de l'homme des prisonniers de guerre. Ce qui est certain, c'est que le FPR s'est rendu coupable d'exécutions sommaires. Par exemple, le 9 juin 1994, des éléments du FPR ont exécuté plusieurs religieux dont 2 évêques et l'Archevêque de Kigali. Une opération d'évacuation de Tutsis, à la Paroisse Saint-Paul, effectuée par le FPR le 16 juin 1994, a entraîné la mort de plusieurs personnes. Selon le "gouvernement intérimaire", elles auraient été exécutées en raison de leur appartenance à l'ethnie hutue. A cela, les représentants du FPR ont répondu que certaines personnes ont pu être tués au cours du combat, mais ont affirmé que, dans le feu de l'action, il n'y avait pas le temps de faire le tri entre Hutus et Tutsis, et que ces actes n'étaient pas intentionnels. Le lendemain, l'attaque d'un véhicule de la MINUAR, a coûté la vie à un observateur militaire et grièvement blessé un autre. Le 19 juin 1994, en dépit de trois précédents fâcheux et de l'appel pressant du Rapporteur spécial demandant qu'on évite de prendre pour cibles les organismes humanitaires, un obus est une nouvelle fois tombé dans l'enceinte de l'hôpital du CICR, tuant une personne et blessant plusieurs autres.

Les massacres n'ont pas commencé le même jour sur l'ensemble du territoire rwandais. C'est naturellement Kigali qui a donné le ton dès la nuit du 6 au 7 avril avec l'assassinat du Premier Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, du président de la Cour suprême Joseph Kavaruganda, de certains membres de son gouvernement, ainsi que des dix Belges membres de la MINUAR. Butare et Cyangugu, en revanche, seront calmes durant plus d'une semaine et n'entreront dans le cycle de la violence qu'à la suite de la révocation de leurs préfets, remplacés par des Hutus extrémistes. Des témoignages concordants et dignes de foi indiquent que le nouveau Président de la République se serait rendu à Butare pour exhorter la population hutue aux massacres. A Cyangugu, en dépit du retard accusé, le 20 avril, le nombre de personnes massacrées atteignait selon certains témoignages près de 15 000. Les militaires auraient bouclé toutes les voies conduisant au Zaïre pour empêcher les rescapés de s'enfuir et le préfet aurait dit avoir reçu "des ordres d'en haut" allant dans ce sens. Ces massacres se sont poursuivis sans discontinuer jusqu'à ce jour. Une véritable chasse à l'homme est entreprise de maison à maison, de famille à famille, de colline à colline, par les miliciens qui n'hésitent pas à s'attaquer à l'heure actuelle aux personnes dans les camps dits de déplacés. C'est ainsi que le 14 juin 1994, ils ont enlevé 40 jeunes gens et, le 17 juin, sans l'intervention ferme de la MINUAR, l'Hôtel des "Milles Collines" aurait connu un carnage : un groupe de miliciens armés y était entré.

Au total, le nombre des personnes tuées sur l'ensemble du territoire se chiffre à des centaines de milliers, entre 200 000 et 500 000. Ce chiffre est certainement en deçà de la réalité. Aussi certains observateurs soutiennent - ils qu'on est proche du million. Il n'est pas certain que l'on obtienne un jour le nombre exact des victimes. Ce qui en revanche est absolument sûr, c'est que la communauté internationale assiste à une tragédie humaine qui semble être bien orchestrée.


2. Leurs caractères

Les massacres sont d'autant plus horribles et terrifiants qu'ils se donnent pour programmés, systématiques et atroces.

Les massacres semblent avoir été programmés. Ce constat procède d'un faisceau d'indices : le premier est constitué par la campagne d'exhortation à la haine ethnique et à la violence orchestrée par les médias du gouvernement ou proches de lui, tels que la Radio rwandaise, et surtout la "Radio Télévision Libre des Milles Collines" (RTLM). Le second consiste dans la distribution d'armes à la population civiles et plus particulièrement aux miliciens. Des lettres pastorales du diocèse de Nyundo datant de décembre 1993, et émanant de l'Evêque et des prêtres, condamnent cette distribution d'armes à la population. De plus, les miliciens auraient suivi des entraînements intensifs dans des installations militaires de novembre 1993 à mars 1994. A cela s'ajoutent la terreur semée par les miliciens et l'assassinat de personnalités politiques. Le troisième réside dans la célérité exceptionnelle avec laquelle les événements ont commencé après la mort du Président rwandais : le "gouvernement intérimaire" s'est constitué quelques heures seulement après l'accident, rapporte une source internationale fiable. De plus, des barricades ont été posées entre 30 et 45 minutes après l'accident d'avion et avant même que la nouvelle de l'accident n'ait été annoncée par la radio nationale. Un témoin digne de foi raconte que 45 minutes après l'explosion, la route allant de l'hôtel Méridien au stade Amahoro était dressées par des militaires et des civils et qu'il avait subi deux contrôles effectuées par ceux-ci. Les officiers supérieurs de l'état-major que le Rapporteur spécial a rencontrés reconnaissent les faits, mais auxquels ils trouvent une justification : le président Habyarimana était si populaire que son assassinat par le FPR a provoqué la colère du peuple et des éléments des forces armées. Le quatrième, enfin, procède de ce qu'il existe des listes sur lesquelles figurent les noms de personnes à exécuter. C'est semble-t-il sur la base de ces listes que divers leaders de l'opposition ont été assassinés.

Les massacres revêtent un caractère systématique. Des familles entières sont décimées, grands-parents, parents, enfants. Personne n'y échappe, même pas les nouveaux-nés. Mais ce qui est encore plus symptomatique, c'est que les victimes sont poursuivies jusque dans leur dernier retranchement pour y être exécutées. Il en va ainsi des paroisses et surtout des églises, qui autrefois servaient de refuges aux Tutsis, mais qui sont devenues le théâtre de leur holocauste. Il en va de même des caches dans les plafonds ou recoins des maisons et dans les bois et forêts, où les assaillants mettent le feu pour s'assurer qu'ils ne laisseront pas de survivants derrière eux. Il en va encore ainsi des frontières, qui sont barrées pour empêcher aux Tutsis de se rendre dans les pays voisins. A la troisième session extraordinaire de la Commission des droits de l'homme, le représentant de Médecins sans frontières a donné un exemple assez typique, qui mérite d'être cité :

"A 700 mètres de la frontière burundaise, 80 personnes ont été vues en train de courir vers la frontière ("comme du bétail") chassées par un groupe de miliciens avec des machettes; une personne a été tuée à coups de machettes devant nous. Les autres ont réussi a atteindre la frontière mais malheureusement un groupe de miliciens les attendaient. Moins de 10 personnes ont traversé la frontière, les autres ont été massacrées à la machette." (fin avril 1994)

Les tueries sont exécutées dans des conditions atroces, affreusement cruelles. Elles sont en effet précédées d'actes de torture ou autres traitements cruels, inhumains et dégradants. D'une manière générale, les victimes sont attaquées à coups de machettes, de haches, de gourdins, de massues, de bâtons, ou de barres de fer. Les bourreaux vont parfois jusqu'à couper successivement les doigts, la main, les bras, les jambes avant de trancher la tête ou de fendre le crâne. Des témoins rapportent qu'il n'est pas rare que les victimes supplient leurs bourreaux ou leur proposent de l'argent pour être exécutées plutôt par balles qu'à la machette. Il a aussi été signalé que, lorsque les Tutsis sont enfermés dans une salle ou dans une église que les miliciens n'arrivent pas à ouvrir, les militaires viennent à leur secours : ils défoncent les portes, lancent des grenades dans la salle et laissent le soin aux miliciens d'achever le travail. La barbarie n'épargne ni les enfants des orphelinats, ni les blessés des hôpitaux, qui sont enlevés et tués ou achevés. Des mères se sont vues obligées de piler leurs enfants, tandis que des employés hutus travaillant pour Médecins sans frontières (Butare, fin avril 1994) ont été contraints de tuer leurs collègues Tutsis. Ceux qui ont eu le courage de refuser ont été tués. On a même signalé que les bourreaux, après avoir exécuté leurs victimes en pleine rue, au vu et au su de tous, les découpent en morceaux et certains n'hésitent pas à s'asseoir sur les corps pour boire une bière en attendant que les prisonniers viennent ramasser les corps.

B. Les autres faits

Les faits décrits ci-dessous sont des conséquences directes et combinées de la guerre autant que des massacres. Ils se rapportent à ceux qui ont eu la chance de survivre aux tueries et qui continuent à lutter pour se maintenir en vie. Ils s'expriment par l'insécurité et l'exode.

1. L'insécurité

Il règne sur l'ensemble du territoire rwandais une insécurité totale qui revêt trois aspects étroitement liés.

Le premier aspect, immédiatement perceptible, est la dimension physique et morale qui consiste pour les rares rescapés des massacres à préserver, par instinct, leur intégrité physique et morale. Ils courent en effet le danger de rencontrer l'une ou l'autre des parties au conflit, les forces armées rwandaises, les miliciens ou, au contraire, le FPR. Certes, l'appartenance ethnique ou politique peut écarter le danger, lorsque des Hutus tombent sur les Forces armées rwandaises ou les miliciens, ou que des Tutsis ou des Hutus modérés rencontrent des soldats du FPR, mais ils ne seront pas pour autant définitivement épargnés, puisque les tirs d'obus et de mortiers en pleine ville ne distinguent pas les camps militaires des maisons d'habitation des civils. Pis encore, aucune précaution ne semble être prise pour éviter que les tirs n'atteignent des installations des organismes humanitaires. L'obus tombé le 19 juillet 1994 à l'hôpital du CICR, tuant un membre du personnel et faisant plusieurs blessés, constitue en ce sens en exemple éloquent. Le FPR, responsable de ce dommage, a justifié sa position par le fait que les Forces armées rwandaises s'abritent derrière ledit hôpital pour attaquer ses troupes - une telle position ne peut que briser le moral des rescapés. D'autres organismes, tel que la MINUAR, ont même été consciemment ciblés.

Le second aspect est l'insécurité alimentaire. La famine est à la porte du Rwanda. De vastes parties du territoire semblent entièrement abandonnées. Le long des routes menant de Kigali à Byumba ou à la frontière ougandaise de Kagitumba, par exemple, la plupart des villages sont déserts, et les champs se sont pas récoltés. La menace d'une famine est réelle, surtout dans les zones au sud du pays, qui ont en plus été victimes d'une sécheresse. Le Rapporteur spécial a reçu des informations selon lesquelles, dans les camps de déplacés au Rwanda, se produisent des cas de décès dûs à la malnutrition, et cela malgré tous les efforts des organisations internationales d'assistance humanitaire.

Le troisième aspect est l'insécurité sanitaire ou plus précisément l'insalubrité. De nombreux observateurs ont souligné le risque d'épidémies dues aux corps pourrissant à l'air libre ou jetés dans les rivières, qui sont susceptibles de polluer les eaux. Les conditions précaires d'existence, l'état de faiblesse de beaucoup de personnes, déplacées ou autres, les rendent plus vulnérables aux maladies. Il ne faut pas non plus oublier que le Rwanda a un des taux les plus élevés au monde d'infections au virus du SIDA. Des initiatives de vaccinations sont entreprises dans les camps de déplacés. Les installations médicales opérationnelles ne suffisent pas pour fournir les soins requis. Le Rapporteur spécial a rendu visite à l'hôpital du CICR à Kigali, où il a été très impressionné par le dévouement et l'abnégation du personnel médical, et aussi par l'immensité de l'oeuvre accomplie.

2. L'exode

Le conflit rwandais a entraîné un exode sans précédent dans l'histoire de ce petit pays. Cet exode est d'autant plus impressionnant qu'il comporte un double aspect, l'un, interne, se rapportant aux déplacés et l'autre, externe, visant les réfugiés.

Les hostilités entre les forces du "gouvernement intérimaire" et celles du FPR, et surtout la peur des massacres, ont entraîné des mouvements massifs de populations au sein même du pays. On parle de plus de deux millions de personnes ayant quitté leur colline d'origine pour gagner d'autres régions où elles se sentent plus en sécurité. Avec l'évolution du conflit et l'avancée du FPR, une bonne partie de la population se déplace sans cesse, fuyant les combats. L'avancée militaire du FPR vers le sud-ouest et la vague de personnes déplacées que ce mouvement va sans doute entraîner, pourrait rendre la situation dans toute la région particulièrement explosive. On estime que jusqu'à deux millions de personnes pourraient être piégées en ce moment entre la ligne de front et les frontières avec le Burundi et le Zaïre, toutes les deux actuellement fermées aux réfugiés rwandais. D'autres se sont retrouvés dans des lieux d'où ils ne peuvent plus bouger, craignant les massacres. Bien qu'ils ne soient pas retenus de force, ils sont en fait des otages du conflit. Ils se trouvent dans des lieux divers, aussi bien dans la capitale que dans d'autres villes et régions du pays. Lors de son séjour, le Rapporteur spécial a pu visiter plusieurs centres de déplacés, notamment le stade Amahoro, l'hôpital Roi Fayçal et un camp installé à l'aéroport de Kigali. Ces centres, ainsi que d'autres, sont protégés par la MINUAR, et les différentes organisations d'assistance humanitaire font des efforts énormes pour améliorer leur situation qui, néanmoins, reste extrêmement précaire.

Les hostilités et surtout les massacres ont amené beaucoup d'autres rwandais à quitter leur pays pour se réfugier dans les Etats voisins. C'est ainsi que le Zaïre a accueilli plus de 50 000 réfugiés dans les régions du Sud-Kivu et de Bukavu. Un nombre considérable d'entre eux sont des burundais qui s'étaient réfugiés au Rwanda lors des événements violents survenus au Burundi en octobre-novembre 1993. Le Burundi a accueilli plus de 85 000 réfugiés dans des camps situés surtout dans les régions de Ngozi et Kirundo. Mais c'est la Tanzanie qui abrite le plus grand nombre de réfugiés, estimé à 410 000, dont 330 000 dans le seul camp de Benaco, qui est ainsi le plus grand camp de réfugiés du monde. Le total des réfugiés s'élève à près d'un million de personnes. Ce flux important de réfugiés pose aussi de sérieux problèmes aux pays hôtes, qui courent en effet des dangers dûs non seulement à la surpopulation et l'insécurité provoquées par la présence de nouveaux venus, mais aussi à la transposition sur leur territoire des tensions politico-ethniques opposant Tutsis et Hutus. Ce risque est important au Zaïre, mais surtout au Burundi, où ces mêmes groupes sont présents. De plus ces pays sont proches d'échéances électorales.

Les réfugiés eux-mêmes ne sont pas à l'abri de l'insécurité due précisément à la transposition des problèmes dans les camps. Lors de sa visite dans plusieurs camps situés dans la région du Sud-Kivu, au Zaïre, le Rapporteur spécial a été informé que plusieurs de ces camps servaient de base d'entraînement de milices. Des cas d'assassinats, de torture et de disparitions ont aussi été signalés. Au camp de Luvundi, près de la frontière rwandaise, il a été donné de constater la tension qui existait entre les réfugiés hutus et tutsis, quand deux fonctionnaires internationaux, respectivement de nationalité sénégalaise et malienne, furent agressés verbalement et accusés d'être des espions tutsis. Le Rapporteur spécial lui même a été interpellé à plusieurs reprises au sujet de sa nationalité.

La situation est encore plus explosive et préoccupante dans le camp de Benaco, en Tanzanie. Entre le 28 et le 29 avril 1994, environ 250 000 personnes ont traversé la frontière rwandaise pour se rendre dans le district de Ngara, en Tanzanie. La grande majorité d'entre eux étaient des Rwandais d'origine ethnique hutue fuyant l'avancée du FPR dans l'est du Rwanda. C'est suite à cet afflux sans précédent que le HCR a créé le camp de Benaco, qui abrite actuellement plus de 330 000 personnes à quelque 17 km de la frontière rwandaise.
On a constaté que subsistent dans ce camp les mêmes structures d'encadrement des populations qu'au Rwanda et il est à craindre que les milices des partis y soient actives. Il est en effet apparu très rapidement aux responsables du camp que parmi les personnes accueillies se trouvaient des individus accusés d'avoir organisé ou tout au moins participé à des massacres au Rwanda, certains témoins les ayant en effet reconnus. Quatorze d'entre elles, soupçonnées d'avoir participé aux massacres, qui semble-t-il craignaient pour leur vie, acceptèrent d'être placées en détention sous la protection de la police tanzanienne. Cependant, le 15 juin 1994, ces 14 personnes soupçonnées ont été libérées par la police tanzanienne à la condition qu'elles ne retournent pas à Benaco, mais elles ne tinrent pas parole, et la tentative du HCR de les faire ressortir du camp se solda par une émeute regroupant près de 5 000 personnes, qui se livrèrent à des manifestations violentes et menacèrent les employés des organisations humanitaires de leur faire subir le sort des 10 casques bleus belges, qui ont été torturés et mutilés avant d'être exécutés à Kigali. On signale, en effet, que des assassinats ont été commis à Benaco, dont certains semblent avoir été motivés par des raisons politiques.

Plusieurs observateurs rencontrés par le Rapporteur spécial ont estimé que la marée humaine ayant précédé la création de Benaco, en raison de son caractère planifié et bien organisé, ressemble à un repli stratégique des miliciens responsables des massacres au Rwanda et de leur entourage. C'est en ce sens que des craintes ont été exprimées de voir le camp servir aux milices de base arrière à des incursions en territoire rwandais et ainsi de leur permettre de poursuivre ainsi les violations des droits de l'homme.

II. LES VIOLATIONS DES DROITS DE L'HOMME

Les faits ci-dessus constituent sans conteste des violations graves et massives des droits de l'homme. La question est de savoir quelle est la nature que revêtent ces violations, quelles en sont les causes et qui en sont les auteurs.

A. La nature

Les faits incriminés revêtent une triple nature : un génocide résultant des massacres des Tutsis, des assassinats politiques de Hutus, et des atteintes diverses aux droits de l'homme.

1. Le génocide des Tutsis

D'éminentes personnalités, dont le Secrétaire général des Nations Unies, n'ont pas hésité à qualifier le massacre des Tutsis de génocide. Il importe de vérifier, au regard des faits, la pertinence de cette qualification.

L'article II de la Convention sur la prévention et répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 dispose : "le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe;

b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;

d) Mesures visant à entraver des naissances au sein du groupe;

e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe."

Il ressort de cette définition trois éléments constitutifs du génocide, qu'on pourrait schématiser ainsi :

i) Un acte criminel,

ii) "Dans l'intention ... de détruire tout ou partie",

iii) D'un groupe donné et visé "comme tel".

La première condition ne semble pas faire de doute eu égard aux massacres perpétrés (II a)) et même aux traitements cruels, inhumains et dégradants (II b)). La seconde n'est pas davantage difficile à remplir, car l'intention claire et non équivoque se trouve bien contenue dans les appels incessants au meurtre lancés par les médias (en particulier le RTLM) et transcrits dans les tracts. Et si ce n'était le cas, l'intention aurait pu être déduite des faits eux-mêmes, à partir d'un faisceau d'indices concordants : préparation des massacres (distribution d'armes à feu et entraînement des miliciens), nombre de Tutsis tués, et résultat de la poursuite d'une politique de destruction des Tutsis. La troisième condition qui exige que le groupe ethnique soit visé comme tel pose en revanche problème en raison de ce que les Tutsis ne sont pas les seules victimes des massacres, les Hutus modérés n'étant pas épargnés. Mais le problème n'est qu'apparent, et ceci pour deux raisons : d'abord, nombre de témoignages révèlent que les tris opérés au cours des barrages pour la vérification des identités visent essentiellement les Tutsis. Ensuite et surtout, l'ennemi principal, assimilé au FPR, reste le Tutsi qui est l'inyenzi, c'est à dire "le cafard", à écraser à tout prix. Le Hutu modéré n'est que le partisan de l'ennemi principal, et il n'est visé qu'en tant que traître à son groupe, auquel il ose s'opposer.

Il existe un document émanant de l'état-major de l'armée rwandaise et daté du 21 septembre 1992, qui distingue bien l'ennemi principal de son partisan et qui chargeait la hiérarchie militaire de "faire une large diffusion". Selon les termes de ce document, le premier "est le Tutsi de l'intérieur ou de l'extérieur extrémiste et nostalgique du pouvoir, qui n'a jamais reconnu et ne reconnaît pas encore les réalités de la Révolution Sociale de 1959, et qui veut conquérir le pouvoir au Rwanda par tous les moyens, y compris les armes". Le second "est toute personne qui apporte tout concours à l'ennemi principal". De plus, le partisan peut être rwandais ou étranger. Il existe un certain nombre de documents qui confirment cette distinction et qui attestent que les Hutus modérés ne sont massacrés qu'en tant qu'associés ou partisans des Tutsis.

Les conditions prescrites par la Convention de 1948 sont ainsi réunies et le Rwanda, y ayant accédé le 16 avril 1976, est tenu d'en respecter les principes qui se seraient imposés même en dehors de tout lien conventionnel, puisqu'ils ont acquis valeur coutumière. De l'avis du Rapporteur spécial, la qualification de génocide doit être d'ores et déjà retenue en ce qui concerne les Tutsis. Il en va différemment de l'assassinat des Hutus.

2. L'assassinat des Hutus

Des membres du groupe ethnique hutu, comme il a déjà été indiqué, sont également victimes de massacres. Mais une distinction s'impose à ce stade. D'une part, il y a les Hutus modérés, auxquels, par extension, on associe certains étrangers tels que les Belges, et qui comprennent essentiellement les opposants politiques et les militants des droits de l'homme. Ils constituent la cible toute désignée pour des éléments des Forces armées gouvernementales et les miliciens. D'autre part, il y a les Hutus extrémistes, composés surtout de miliciens, qui seraient victimes, sur simple dénonciation, d'exécutions dans les zones contrôlées par le FPR.

Ces actes constituent des assassinats et plus spécifiquement des assassinats politiques qui portent atteinte au droit à la vie, qui est un droit fondamental contenu dans nombre d'instruments internationaux.

Faute de citer toutes ces conventions, on en retiendra deux, dont les dispositions pertinentes s'imposent à L'Etat rwandais, qui y a accédé. Ce sont, d'une part, le Pacte International relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, et d'autre part, la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples du 28 juin 1981. Ces assassinats politiques constituent une violation flagrante des instruments précités. L'on doit préciser que le droit à la vie est un droit fondamental, qui existe "en dehors de tout lien conventionnel", et dont le respect s'impose en toutes circonstances.
3. Autres violations

Un certain nombre d'autres droits non moins importants font également l'objet de violations graves de la part des parties au conflit. Ces droits violés concernent aussi bien les droits de l'homme stricto sensu que le droit international humanitaire.

En combinaison avec le droit à la vie, les autres droits auxquels il est porté atteinte sont assez divers. On se bornera à mentionner, à titre d'exemple : le droit à l'intégrité physique et morale, qui interdit la torture et d'autres traitements cruels, inhumains et dégradants, consacré par nombre d'instruments juridiques internationaux, notamment le Pacte International relatif aux droits civils et politiques et la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples. Il échet de rappeler que ce droit constitue également un droit fondamental qui s'impose en toutes circonstances; le principe de non discrimination ou droit à l'égalité de traitement, la liberté de mouvement ou de circulation, deux droits consacrés par les conventions précitées; le droit des réfugiés régi par les instruments internationaux relatifs au statut des réfugiés, dont la Convention du 28 juillet 1951, à laquelle le Rwanda est partie.

Le droit international humanitaire n'est pas davantage respecté. Beaucoup de faits incriminés, tels le meurtre, les assassinats politiques, l'exécution des otages et les autres actes inhumaines commis contre les populations civiles ou des militaires désarmés par les forces armées des deux parties au conflit constituent des crimes de guerre heurtant frontalement les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949, ratifiées par le Rwanda, et leur article 3 commun. Il convient de noter, à ce stade, que le FPR a déclaré au CICR qu'il se considère comme lié par les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels. De plus, les assassinats et les autres actes inhumains commis contre les populations civiles ainsi que les persécutions pour des motifs politiques en liaison avec les crimes de guerre constituent des crimes contre l'humanité.

B. Les causes

Les causes des violations des droits de l'homme au Rwanda sont de divers ordres : économiques, sociaux, politiques, culturels, etc., desquels l'on retiendra trois immédiatement perceptibles et significatifs de la situation actuelle. Ce sont le refus de l'alternance politique, l'incitation à la haine et à la violence et l'impunité.

1. Le refus d'alternance politique

Le refus de l'alternance politique, qui caractérise l'Afrique noire francophone en général, prend une allure particulière au Rwanda avec une forte coloration ethnique. En fait, l'enjeu des événements qui se déroulent dans le pays n'est pas ethnique mais plutôt politique : c'est la conquête du pouvoir politique ou plus précisément le maintien au pouvoir des représentants d'un groupe ethnique, autrefois dominé, qui usent de tous les moyens et principalement de l'élimination du groupe ethnique adverse, ainsi que de ceux de son propre groupe qui lui sont politiquement opposés. De ce point de vue, l'image précitée de l'ennemi principal et de son partisan est assez révélatrice. La résistance aux accords de paix d'Arusha du 4 août 1993 en est un signe tendant même à attester le refus d'un simple partage du pouvoir politique ou de la simple cohabitation politique.

Le refus de l'alternance politique renvoie en fait à l'absence d'état de droit. Car l'état de droit garantit l'alternance politique. Et tous les deux constituent des exigences élémentaires de la démocratie pluraliste. Au Rwanda, à l'état de droit s'est ainsi substitué l'état de violence, qui est celui de l'affrontement. Il s'affranchit des règles de la légalité que commande la démocratie et qui postule le respect de la loi. On passe de la démocratie politique à la loi des armes, de sorte qu'à la dévolution pacifique du pouvoir politique par la voie des urnes se substitue sa conquête par la forces des armes avec son lot de tueries et de barbaries.

2. L'incitation à la haine ethnique et à la violence

Il circule en permanence au Rwanda de fausses rumeurs et des tracts tendant à exacerber les passions ethniques et à inciter à la violence. Ces rumeurs présentent par exemple les Tutsis comme étant "des assoiffés de sang et de pouvoir voulant imposer leur hégémonie au peuple rwandais par les canons et les fusils". Ils s'apprêteraient même à les exterminer. Des appels répétés sont lancés à l'attention des Hutus, et débouchent sur les "dix commandements" qui préconisent une idéologie d'apartheid tendant à se préserver du retour au pouvoir des Tutsis. Cette incitation date de longtemps, comme le soulignent différents rapports dont ceux de la Commission internationale d'enquête, composée par des représentants de plusieurs organisations non gouvernementales, surématiques des droits de l'homme depuis le 1er octobre 1990 (7-21 janvier 1993), ou le rapport présenté par M. Bacre Waly Ndiaye, Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, sur la mission qu'il a effectuée au Rwanda du 8 au 17 avril 1993 (voir E/CN.4/1994/7/Add.1).

Mais ce qui semble nouveau et mérite d'être souligné, est la forte implication de la Radio Nationale Rwandaise sous contrôle de la Présidence et surtout de la Radio-Télévision libre des Milles Collines (RTLM). Il est frappant de relever que les émissions de ces médias diffèrent significativement selon qu'elles sont émises en français ou en kinyarwanda, la seule langue parlée par la quasi totalité des Rwandais. Inoffensives dans le premier cas, elles deviennent extrêmement agressives dans le second. La RTLM n'hésite pas à appeler à l'extermination des Tutsis. Sa triste célébrité lui vient du rôle déterminant qu'elle semble avoir joué dans les massacres. Aussi l'appelle-t-on "la radio qui tue". Et pour cause, fin avril, cet organe de propagande des extrémistes hutus annonce, selon Reporters sans frontières, que "le 5 mai, le nettoyage des Tutsis devra être terminé" ou encore "la tombe n'est qu'à moitié pleine, qui veut nous aider à les remplir ?" Cette campagne est d'autant plus dangereuse qu'un haut fonctionnaire des Nations Unies fait observer que le paysan rwandais, qui ne sait en général ni lire ni écrire est très attentif aux émissions en kinyarwanda : il tient à l'oreille la radio et à la main la machette, prêt à entrer en action.

3. L'impunité

Tout comme l'incitation à la haine et au meurtre, l'impunité est une cause récurrente des massacres : les milices des partis politiques dressent des barricades, contrôlent l'identité des passants, arrêtent les Tutsis et les Hutus modérés et les exécutent en pleine rue, au vu et au su de tous, devant les éléments de la gendarmerie et des forces armées rwandaises. Ceux-ci, loin d'inquiéter les miliciens, leur portent plutôt main forte. C'est également le cas de certaines autorités locales, préfets ou bourgmestres, qui ont directement participé aux tueries.

Les auteurs des massacres précédents et actuels, connus de la population et des pouvoirs publics, n'ont fait l'objet d'aucune poursuite. Bien au contraire, ils continuent à mener une vie paisible et à circuler librement en toute quiétude et impunité. Et pis encore, nombre d'autorités locales qui se sont particulièrement signalés par leur cruauté ont bénéficié de promotions, tandis que celles qui ont réussi à maintenir le calme et à éviter les massacres ont été purement et simplement limogées. Dans le premier cas, on citera le bourgmestre Jean-Baptiste Gatete, connu pour ses méfaits et qui a été promu directeur de cabinet au Ministère de la famille depuis juin 1993. Dans le second, l'on citera le nom du Préfet de Butare, qui a été tué, et celui de Kibungo, qui a été démis de ses fonctions. Comme on l'a vu, les tueries dans les deux préfectures ont commencé aussitôt après leur remplacement.

C. Les auteurs

En l'état actuel des recherches entreprises dans le cadre du mandat du Rapporteur spécial, il n'a pas été possible d'identifier nommément tous les responsables des violations et abus commis. Certes, des listes de noms de personnes impliquées dans la planification et l'exécution des exactions sont en sa possession. Mais il se réserve le temps d'établir le lien d'imputabilité et de dresser la liste des auteurs au fur et à mesure des vérifications.

Néanmoins, au niveau des personnes morales, ou des organes impliqués dans les atrocités récentes, il est d'ores et déjà possible de retenir certaines responsabilités :

Des organes de l'Etat rwandais, et tout particulièrement, des hauts cadres politiques au niveau national, tels que certains ministres, des différentes composantes des forces de sécurité gouvernementales, telles que la garde présidentielle, les forces armées rwandaises et la gendarmerie; et de certaines autorités locales, préfets et bourgmestres;

Des organes de FPR, notamment les responsables de ses activités militaires;

Des personnes privées telles que les miliciens, les responsables de partis politiques extrémistes (MRND et CDR) ou les fondateurs et les animateurs de la RTLM;
Les responsabilités de certains Etats étrangers et leur ingérence dans la vie politique du Rwanda est également à clarifier;

Enfin, le rôle de la communauté internationale, et, en particulier, la réponse des Nations Unies aux besoins urgents de la population, notamment en matière de sécurité et d'assistance humanitaires, mérite d'être analysée. C'est dans ce contexte que le Rapporteur spécial voudrait joindre sa voix à celle de ceux qui ont déploré la réduction du personnel de la MINUAR le 21 avril 1994, limitant de façon déterminante les possibilités de protéger des personnes en danger.

C'est dans ce contexte que l'attaque contre l'avion présidentiel doit être examinée par le Rapporteur spécial, dans la mesure où il peut y avoir des liens entre ceux qui l'ont commanditée et les responsables des massacres. Les circonstances précises de l'assassinat des membres modérés du "gouvernement intérimaire", y compris celui du Premier Ministre, et des 10 soldats belges, doivent être élucidées. Les liens entre les milices des partis politiques, particulièrement l'interahamwe, la garde présidentielle, les forces armées rwandaises et la gendarmerie, doivent également être examinés en vue de déterminer les chaînes de commandement et les responsabilités individuelles. C'est à la lumière de cette enquête que le Rapporteur spécial pourra faire des recommandations pertinentes à la Commission des droits de l'homme.

La responsabilité du "gouvernement intérimaire" rwandais est aussi pleinement engagée compte tenu du fait qu'il a renoncé à mettre en oeuvre des mesures efficaces destinées à prévenir les violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire, y compris le génocide. Dès le début des atrocités, les dirigeants rwandais ont soutenu que les massacres ne cesseraient qu'après la fin du conflit armé. Lors de l'entretien que le Rapporteur spécial a tenu durant sa mission avec le chef de l'état-major des forces armées rwandaises, ce dernier lui a expliqué que les autorités rwandaises pourraient faire appel aux populations pour qu'elles arrêtent les exactions, et que les populations les écouteraient, mais que la conclusion d'un accord de cessez-le-feu était une condition préalable à un tel appel.

IV. RECOMMANDATIONS

Les recommandations du Rapporteur spécial, qui tiennent dûment compte de la situation d'urgence qui prévaut au Rwanda, se répartissent en mesures immédiates et en mesures à court et moyen terme.

A. Mesures immédiates
I.

L'organisation des Nations Unies devrait :

Exiger des parties au conflit que cessent immédiatement la guerre ainsi que le génocide et les autres violations graves et massives des droits de l'homme perpétrées au Rwanda. La cessation des hostilités devrait être inconditionnelle, et devrait concerner indistinctement les massacres et les faits de guerre;

En appeler, pour ce faire, à la conscience et à la responsabilité personnelle des autorités dirigeantes des parties au conflit.

II.

L'organisation des Nations Unies devrait inviter les responsables des parties au conflit :

A lancer un appel pressant et solennel à leurs troupes, aux milices et aux civils armés, pour exiger qu'ils cessent immédiatement les massacres sous peine de sanctions sévères et effectives;

A prendre des mesures concrètes en vue de désarmer les milices et les civils armés. Ce désarmement devrait se faire sous le contrôle d'une force internationale neutre qui pourrait être la MINUAR II renforcée par des éléments venant des membres de l'Organisation de l'Unité Africaine (OAU), et dont il conviendrait de rendre possible le déploiement rapide et complet des troupes;

A dissoudre les milices armées et les organisations similaires.

III.

L'organisation des Nations Unies devrait exiger des autorités gouvernementales qu'elles :

Lancent également un appel solennel et pressant aux responsables des médias, et tout particulièrement à la Radio-Télévision libre des Mille Collines, pour qu'ils mettent immédiatement fin à la guerre médiatique;

Prennent les mesures appropriés pour interdire toute campagne et toute rumeur susceptibles d'inciter à la haine raciale et à la violence, sous peine de sanctions sévères.

IV.

L'organisation des Nations Unies devrait solennellement :

Condamner le génocide perpétré au Rwanda en insistant sur le caractère horrible, abominable et inacceptable de tels actes;

Informer les auteurs qu'une fois identifiés ils auront à répondre de leurs actes et omissions devant des instances compétentes et en quelque endroit de la planète qu'ils puissent se trouver;

Demander aux Etats qui ont accordé l'asile ou autre refuge aux personnes impliquées dans les massacres de prendre les mesures appropriées pour qu'elles n'échappent pas à la justice.

V.

L'Organisation des Nations Unies devrait, en collaboration avec l'OUA, prendre les mesures appropriées pour assurer la protection des orphelins, des déplacés, et des réfugiés :

En créant un centre d'accueil ou orphelinat destiné à recevoir les orphelins afin de les mettre à l'abri de tout danger, de leur offrir des conditions de vie décentes et d'assurer leur éducation. Ce centre serait financé par un fond spécial dit de solidarité, alimenté par les Etats membres et géré par un comité dont le statut et le fonctionnement restent à déterminer;

En assurant que les droits des réfugiés et des déplacés seront respectés, notamment en ce qui concerne leur sécurité et leurs conditions de vie, tout en rappelant à ceux-ci qu'ils ont également des obligations, notamment à l'égard des Etats d'accueil, et qu'ils doivent s'abstenir de tout acte susceptible de porter atteinte aux normes nationales et internationales;

En renforçant les moyens du Haut Commissariat aux réfugiés pour qu'il entreprenne des études en vue de déterminer les conditions de retour des réfugiés et des déplacés dans leur pays ou sur leurs collines;
En créant, d'ores et déjà, des zones de passage permettant à la population de se mettre sous la protection des autorités de leur choix.

B. Mesures à court et moyen terme

I.

L'ONU devrait, en collaboration avec l'OUA, prendre les dispositions appropriées pour :

Amener les parties au conflit à négocier, de bonne foi et en tenant dûment compte des accords d'Arusha du 4 août 1993, les conditions de la paix, de la transition démocratique, de la réconciliation et de l'unité nationales;

Appeler les parties à appliquer de bonne foi les accords ainsi conclus. Les accords ne devraient en aucune manière consacrer, sous couvert d'arrangements politiques, l'impunité des auteurs de génocide et d'autres crimes contre l'humanité. Bien au contraire, ils doivent prévoir des mécanismes permettant effectivement de sanctionner les auteurs. C'est là l'une des conditions de la réconciliation et de l'unité nationales.

II.
L'ONU devrait veiller à ce que la transition démocratique débouche sur des élections libres et régulières sur la base d'une constitution créant des institutions nationales et démocratiques tenant dûment compte des intérêts légitimes des deux communautés en présence dans la perspective d'une véritable intégration nationale.

III.

L'ONU devrait, dans le cadre des négociations des accords de paix

Insister sur la nécessité de la réconciliation et de l'unité nationales. A cet égard, la nouvelle constitution devrait prévoir des dispositions appropriées interdisant et réprimant sévèrement les actes incitant à la haine ethnique et à la violence.

Aucun document officiel, carte d'identité nationale, permis de conduire, livret de famille ou autre ne devrait faire mention de l'appartenance ethnique.
Tout parti ou association à base ethnique devrait être interdit.

Prendre l'initiative de créer, ou d'aider à créer, une station de radio émettant en français et en kinyarwanda, et chargée d'assurer une éducation aux droits de l'homme et au respect scrupuleux et la dignité humaine. Les modalités de financement et de gestion seraient les mêmes que celles de l'orphelinat précité.

IV.

L'ONU devrait créer, dans l'attente d'une juridiction pénale internationale permanente, une juridiction internationale ad hoc chargée de connaître des faits et de juger les coupables et, à défaut, étendre la compétence du tribunal pénal international pour les crimes de guerre commis dans l'ex-Yougoslavie.

V.

L'ONU devrait mettre sur place une équipe renforcée d'observateurs de droits de l'homme guidés par un coordinateur de haut niveau relevant du Rapporteur spécial.

ANNEXE II

Rapport sur la situation des droits de l'homme au Rwanda établi
par le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme
en application de la résolution S-3/1 de la Commission et de la
décision 1994/223 du Conseil économique et social

INTRODUCTION

1. Conformément au mandat qui lui a été confié par la Commission des droits de l'homme dans sa résolution S-3/1 du 25 mai 1994, le Rapporteur spécial s'est rendu au Rwanda pour une deuxième visite du 29 au 31 juillet 1994. Le but de cette visite était d'évaluer la situation des droits de l'homme au Rwanda depuis la finalisation du rapport préliminaire que le Rapporteur spécial avait soumis aux Etats membres de la Commission des droits de l'homme le 28 juin 1994 (E/CN.4/1995/7) et d'établir le contact avec les nouvelles autorités rwandaises pour discuter avec elles des problèmes relatifs aux droits de l'homme, et, tout particulièrement, à la situation des réfugiés et personnes déplacées.

2. Le Rapporteur spécial a pu s'entretenir les 28 et 29 juillet 1994 à Nairobi, et du 29 au 31 juillet à Kigali et Gitarama, avec des représentants du nouveau Gouvernement rwandais, des responsables de diverses agences des Nations Unies oeuvrant au Rwanda ainsi que des représentants des organisations non gouvernementales. Parmi les personnes rencontrées étaient notamment : M. Paul Kagame, Vice-Président de la République et Ministre de la défense; M. Faustin Twagiramungu, Premier Ministre; M. Alphonse-Marie Nkubito, Garde des Sceaux, Ministre de la justice; M. Jean-Marie Vianney Ndagijimana, Ministre des affaires étrangères; Dr. Joseph Nsengumana, Ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique;
M. Mugbo Rie, Ministre du travail et des affaires sociales; M. Shahryar Khan, Représentant spécial du Secrétaire général pour le Rwanda; le Général Roméo Dallaire, Commandant de la Mission des Nations Unies pour l'Assistance au Rwanda (MINUAR); M. Michel Moussalli, Envoyé spécial du Haut Commissaire des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR); M. Arturo Hein, Coordonnateur humanitaire du United Nations Rwanda Emergency Office (UNREO) et son Directeur exécutif, M. Charles Petrie; ainsi que M. Bernard Kouchner, et le collectif des ligues et associations des droits de l'homme au Rwanda (CLADHO).

3. Le Rapporteur spécial souhaite ici exprimer ses remerciements à toutes ces personnalités qui lui ont fourni de l'assistance et ainsi facilité sa visite, tout particulièrement au Commandant de la MINUAR pour son appui logistique.

4. Ces différents entretiens ont permis de faire le point sur la situation qui prévaut au Rwanda en mettant l'accent sur l'insécurité, le retour des réfugiés et des personnes déplacées, et aussi de s'accorder avec les autorités sur certains points.

I. L'INSECURITE AU RWANDA

5. Le problème fondamental que pose la situation actuelle au Rwanda se ramène à celui de la sécurité. La fin du conflit armé n'a pas pour autant mis un terme à l'insécurité. Les hostilités n'ont, en effet, laissé derrière elles que ruine et désolation : grandes pertes en vies humaines, nombreux dégâts matériels, familles endeuillées, villes vides d'habitants ...

6. Certes, depuis la chute de Gisenyi le 15 juillet 1994 et le cessez-le-feu, la vie commence peu à peu à renaître. A Kigali et à Gitarama des magasins sont nettoyés ou déjà ouverts, des petits marchés s'ouvrent ça et là, et le grand marché de Kigali a, quant à lui, rouvert dès le 27 juillet. Le Représentant spécial du Secrétaire général pour le Rwanda reste assez optimiste, estimant que dans deux ou trois mois "se produira un grand changement", entendant par là que la vie redeviendra normale. Mais la préoccupation majeure de l'insécurité demeure, se caractérisant par trois traits essentiels : l'occupation illégale des maisons abandonnées; le banditisme; les exécutions sommaires; et la quasi-absence d'administration d'Etat.

A. L'occupation illégale des maisons abandonnées

7. Des personnes occupent illégalement les maisons abandonnées par les propriétaires ou locataires en fuite. Le cas le plus délicat semble être celui des anciens réfugiés, tout particulièrement ceux qui ont fui le pays lors des massacres au cours des dernières années. Revenus au Rwanda, ils revendiquent leurs terres et s'installent dans les maisons des déplacés ou réfugiés. Le gouvernement se trouve ainsi confronté à un contentieux délicat. Celui-ci est d'autant plus grave que les bâtiments publics n'échappent pas à cette occupation illicite. Le parquet de Kigali a été ainsi transformé en restaurant avec pancartes portant la mention, et les dossiers en charbon, pour faire du feu en vue de préparer bouillie et thé.

8. Certes, le gouvernement a mis sur pied un comité interministériel, piloté par les Ministres de la défense et de l'intérieur, en vue de faire rentrer les propriétaires dans leurs droits, estimant qu'ils ont priorité sur les anciens réfugiés. Mais, le problème ne sera qu'à moitié résolu sinon déplacé, car il faut trouver des maisons pour loger les nouveaux venus et des terres disponibles pour construire ou cultiver. La difficulté procède ici de ce que le Rwanda ne s'étend que sur une superficie de 26 338 km2 pour une population estimée avant les hostilités à près de 8 millions, c'est-à-dire, une très forte densité de 350 habitants/km2. Les lourdes pertes causées par les massacres puis les épidémies pourraient-elles être compensées par le retour des anciens réfugiés ? On saisira davantage la difficulté si l'on ne perd pas de vue que la surpopulation de ce pays est une des causes rémanentes du conflit armé. A cette difficulté s'ajoutent le banditisme et les exécutions sommaires.

B. Le banditisme et les exécutions sommaires


9. Dans les villes du Rwanda sévissent banditisme et brigandage. Des bandes armées s'adonnent au pillage des maisons et cases. On signale également des disparitions et enlèvements de personnes ainsi que des exécutions sommaires. Ces derniers actes sont attribués, par des rumeurs persistantes, au Front patriotique rwandais (FPR). Les membres du gouvernement, qui reconnaissent implicitement les faits, n'en imputent pas la responsabilité au FPR. Ils ne démentent pas cependant le fait que des éléments incontrôlés du FPR ou de l'armée puissent s'adonner à de tels actes par mesures de représailles. Mais, la responsabilité des disparitions et exécutions sommaires pourrait également être imputée aux parents des victimes sur la personne des bourreaux ou de leurs familles par esprit de vengeance. On signale par ailleurs des miliciens à Kigali et dans certaines régions du Rwanda. Ils menaceraient de continuer leurs exécutions sommaires et auraient déjà tué un militaire qu'ils auraient jeté dans un égout. Le nouveau gouvernement a, semble-t-il, engagé des "actions immédiates à l'endroit des fauteurs de troubles" pour assurer la sécurité des personnes et des biens. Mais cette initiative se trouve compromise par l'absence d'une véritable structure administrative.

C. La quasi-absence d'une administration d'Etat

10. La quasi-absence d'une administration d'Etat constitue le troisième élément qui, du reste, peut expliquer les deux autres. Les anciennes autorités politiques, judiciaires et administratives, dominées par le groupe ethnique Hutu, ont fui le pays en même temps que les militaires et au fur et à mesure que l'armée du FPR avançait. En effet, beaucoup d'agents de l'administration centrale et de l'administration locale, et tout particulièrement les préfets et les bourgmestres, ont déserté le pays. Il en va de même des magistrats et surtout des éléments des forces de sécurité, gendarmes et militaires. Les médias ont ainsi annoncé, le mardi 2 août 1994, la présence à Goma de près de 20.000 soldats gouvernementaux. Ce chiffre pourrait s'avérer être bien en deçà de la réalité.
11. Le FPR, qui a remporté la victoire militaire, ne dispose que d'une administration embryonnaire, une administration de guerre qui assure à l'heure actuelle la transition et tout reste à faire. Le pays reste à reconstruire presque ex nihilo. La situation critique d'insécurité où est plongé le Rwanda n'est pas de nature à rassurer ceux qui y habitent, encore moins les réfugiés dont le retour est vivement souhaité par la communauté internationale.

II. LE RETOUR DES REFUGIES ET DES PERSONNES DEPLACEES

12. La grande préoccupation de la communauté internationale à l'heure actuelle est le retour au Rwanda des réfugiés et personnes déplacées. Ceux-ci vivent dans des conditions précaires mais hésitent à rentrer, craignant des représailles de la part des nouvelles autorités et ce, nonobstant les mesures prises pour les rassurer.

A. Les conditions pénibles d'existence

13. Les réfugiés rwandais ont vécu et vivent encore dans des conditions pénibles et dramatiques se rapportant à leur fuite et à leur séjour en terre d'exil.

1. La fuite

14. Fuyant l'avancée victorieuse des éléments du FPR, des millions de personnes ont déferlé en enfonçant, pour s'y réfugier, les portes des Etats frontaliers, tout particulièrement celles du Zaïre. Le nombre des arrivées est impressionnant, se chiffrant à plusieurs milliers de réfugiés. Un hebdomadaire international annonce le 28 juillet 1994 pour Goma que le rythme était de "12 000 à l'heure". D'autres sources émanant des organismes des Nations Unies font même état de 20 000 à l'heure. Aux populations civiles, il faut ajouter plusieurs milliers de soldats gouvernementaux, mêlés à la foule ou la suivant.

15. Le déferlement de cette marée humaine s'est accompagné non seulement de faim, de soif et d'épuisement dus à la longue marche et au poids des bagages, mais également de nombreux morts par accident (piétinement, asphyxie...) ou par assassinats. De plus, l'arrivée ne sera que le commencement du calvaire des rescapés, car leur séjour ne sera pas moins pénible.

2. Le séjour

16. L'exode des Hutus a contribué à vider davantage le Rwanda de sa population. Le nombre de réfugiés qu'ont entraîné la guerre et les massacres est estimé à la fin du mois de juillet à près de 2,5 millions. La population de réfugiés s'établit comme suit : 1,2 million à Goma, 500 000 au Sud-Kivu, 300 000 à 400 000 en République-Unie de Tanzanie, 150 000 au Burundi, 10 000 à 12 000 en Ouganda. Goma, base arrière de l'"opération Turquoise", est ainsi devenue le premier centre d'accueil des réfugiés, surclassant le camp de Bénaco en Tanzanie. Le drame procède de ce que Goma, qui ne comptait que 300 000 habitants, connaît l'intrusion subite de 1 200 000 personnes supplémentaires, soit le quadruple de sa population. La surpopulation de la ville zaïroise, dans des conditions précaires d'existence, contenait les germes d'un drame humain qui la singularisait. Les conséquences étaient en effet prévisibles. A la famine a succédé une épidémie de choléra. Celle-ci a causé la mort de plusieurs milliers de personnes. Les chiffres avancés ne sont pas précis, variant d'une source à l'autre et donnant lieu à controverse. Le nombre de morts se situerait entre 20 000 et 50 000. Au choléra s'est adjoint une dysenterie qui vient de se déclarer et risque peut-être de revêtir la forme d'une épidémie. Des journalistes ajoutent à la liste des malheurs rwandais la menace d'une éruption volcanique (émanant de deux volcans, le Nyiragongo et le Nyamuragira situés à quelques dizaines de kilomètres au nord de Goma, comme cela a été rapporté dans la presse internationale les 24-25 juillet 1994).

17. En dépit de ces souffrances, les réfugiés hésitent à rentrer dans leur pays, craignant pour leur vie.

B. La crainte de représailles

18. Les Hutus réfugiés dans les différents Etats frontaliers et tout particulièrement à Goma veulent bien rentrer chez eux, mais craignent que les nouvelles autorités politiques à dominante Tutsi ne se vengent et ne les massacrent. Ils se trouvent ainsi enfermés dans un dilemme difficile à dénouer, la seule alternative qui s'offre à eux : mourir de maladie (choléra, dysenterie...) ou au contraire risquer les représailles. Cette crainte, qui trouve son origine dans le génocide des Tutsis, est entretenue et exacerbée à la fois par la Radio Télévision Libre des Milles Collines (RTLM) et par l'ancien gouvernement en fuite.

1. L'action de la RTLM

19. La RTLM a continué sa campagne d'incitation à la haine ethnique et à la violence. Elle aurait appelé les Hutus à quitter le Rwanda pour se réfugier à l'extérieur du pays, tout particulièrement au Zaïre, de peur de se faire massacrer par les nouvelles autorités. L'invitation serait elle-même assortie de représailles à peine voilées à l'encontre des récalcitrants. Il a été rapporté au Rapporteur spécial dans ce sens l'un des propos qui circulent à Goma: "les loups dorment avec les moutons". Et les premiers s'adressant aux seconds, leur lancent "ne rentrez pas, restez avec nous", laissant sous-entendre qu'en cas de refus, la sanction serait inévitable : les loups mangeront les moutons.

20. La pression exercée par la RTLM est d'autant plus forte et efficace qu'elle est bien connue, qu'elle est leur radio et que les Rwandais ont une "culture de radio", ayant presque en permanence leur poste à l'oreille. L'opinion publique s'est réjouie un moment de ce que la "radio qui tue" ait cessé d'émettre. Il a même été rapporté que les militaires français l'avaient neutralisée. Mais il n'en est rien, car pas plus tard que le lundi 1er août 1994, la presse internationale déplorait encore son existence et la campagne par elle orchestrée.

2. L'action de l'ancien gouvernement

21. La campagne menée par la RTLM vient au soutien de l'action entreprise par les anciennes autorités rwandaises. Des témoignages concordants et dignes de foi ont en effet révélé que ceux-ci ont appelé les populations Hutus à les suivre dans leur retraite de peur de se faire massacrer par le FPR et les Tutsis. Cette invitation, dit-on, aurait fait l'objet d'une véritable campagne menée par les médias, des préfets, des officiers de l'armée et de la gendarmerie, ainsi que par des bourgmestres. Elle s'appréhenderait beaucoup plus comme un ordre qu'une simple recommandation, les destinataires n'ayant pas le choix. Car un grand nombre de Hutus aurait été forcé à les suivre, constituant ainsi de véritables otages. Et ceux qui ont refusé auraient été considérés comme des collaborateurs des Tutsis et de ce fait massacrés. L'on rapporte en ce sens le témoignage de plusieurs personnes, dont une institutrice, qui auraient déclaré être allées à Goma contre leur gré "pour ne pas risquer leur vie". Tout se passe comme si la fuite de cette marée humaine vers les Etats frontaliers du Rwanda et tout particulièrement vers le Zaïre (Goma) n'était pas spontanée et désordonnée mais forcée et planifiée. Les Hutus craignent à la fois les massacres supposés perpétrés par les nouvelles autorités tutsis et ceux effectivement commis par les anciennes autorités hutus. Cette situation a conduit le FPR, sous la pression de la communauté internationale, à prendre des mesures destinées à rassurer les réfugiés et les personnes déplacées.

C. Les mesures destinées à rassurer les réfugiés
et les personnes déplacées


22. Pour exhorter les réfugiés et les personnes déplacées à rentrer chez eux, diverses mesures ont été prises par le nouveau gouvernement autant que par la communauté internationale.

1. Le nouveau Gouvernement rwandais

23. Dans le but de favoriser le retour au pays des nationaux, le nouveau Gouvernement rwandais a entrepris essentiellement deux actions.

24. La première a consisté dans les discours prononcés par les plus hautes autorités de l'Etat. Le Président de la République, le Vice-Président et le Premier Ministre ont, en effet, respectivement invité les réfugiés à rentrer en leur donnant l'assurance qu'ils n'avaient rien à craindre ni pour leur personne ni pour leurs biens. Il a été précisé qu'ils récupéreront ce qu'ils ont laissé et que priorité était donnée à leurs droits sur ceux des anciens réfugiés. Un tel engagement, certes interne, mais souscrit devant la communauté internationale, n'est pas sans portée réelle. Toutefois, certains observateurs craignent que les réfugiés n'aient pas accès à l'information diffusée sur la radio rwandaise en raison de la portée limitée de ses émissions à la région de Kigali. Des membres du gouvernement ont cependant précisé que l'objection devait être relativisée, ne valant que lorsque la radio émet en modulation de fréquence. Il importe à ce stade de se demander si les réfugiés écoutent ou ont le temps d'écouter la radio rwandaise. Par ailleurs, à supposer qu'ils le fassent, ne considéreront-ils pas l'engagement du gouvernement comme relevant du discours politique, y voyant là-même un piège, eu égard à toute la campagne orchestrée par les anciennes autorités rwandaises ? Les discours doivent donc être suivis dans les meilleurs délais de mesures concrètes d'application pour emporter l'adhésion des réfugiés sceptiques.

25. La seconde action est constituée par les accords conclus par le Président de la République à la fin du mois de juillet dernier avec ses quatre homologues des Etats frontaliers : Zaïre, Tanzanie, Burundi et Ouganda. Dans ces instruments internationaux, les Etats s'accordent essentiellement sur quatre points :

a) Retour en toute liberté des réfugiés au Rwanda;
b) Non-utilisation des territoires des Etats de refuge comme base de déstabilisation du Rwanda;

c) Désarmement des militaires et des personnes armées;

d) Cessation immédiate des radios mobiles incitant à la haine ethnique au cas où elles existeraient.

26. S'ils étaient appliqués, ces accords seraient de nature à favoriser le retour des réfugiés Hutus au Rwanda. Mais ces mesures restent encore insuffisantes et doivent être complétées par celles de la communauté internationale.

2. La communauté internationale

27. Le terme de communauté internationale doit être appréhendé lato sensu, englobant non seulement les organes des Nations Unies mais également des Etats Membres et les différentes organisations non gouvernementales qui concourent sur le terrain à la sauvegarde des vies humaines.

28. La communauté internationale ainsi entendue a mis sur pied toute une série de mesures destinées à favoriser le retour des réfugiés et des personnes déplacées en toute sécurité. Faute de les citer toutes, quelques-unes, les plus récentes, seront mentionnées à titre d'illustration :

a) La mise en place de relais humanitaires sur les routes de retour des réfugiés est envisagée par le HCR et la MINUAR. Ces "routes humanitaires" iraient notamment de Goma et Bukavu à Kigali et seraient jalonnées à intervalles réguliers de ponts de ravitaillement en eau, en nourriture et en médicaments;

b) L'installation de soutiens techniques et logistiques ainsi que le débarquement de vivres sont prévus, non au camp des réfugiés ni sur les "routes humanitaires", mais directement au Rwanda. C'est la stratégie adoptée par les Etats-Unis d'Amérique pour attirer les réfugiés et favoriser ainsi leur retour au Rwanda. Cette politique a déjà eu un commencement d'exécution dès le dimanche 31 juillet 1994 par le débarquement de soldats et de matériels américains;

c) L'installation de stations de radio destinées à faire circuler l'information auprès des réfugiés. L'information porterait sur leur sécurité et contrebalancerait les rumeurs alarmistes des extrémistes Hutus. A cet effet, deux stations de radio ont déjà été mises sur pied. La première, la section suisse de Reporters sans frontières, dirigée par le journaliste Philippe Dahinden, a en principe commencé à émettre de Bukavu au Zaïre, tandis que la seconde, animée par Reporters sans frontières devrait l'être à partir de Goma. Mais ces mesures demeurent encore insuffisantes. Aussi le Rapporteur spécial a-t-il suggéré quelques propositions qui ont reçu l'accord du Gouvernement.

III. PROPOSITIONS ET RECOMMANDATIONS

29. Le Rapporteur spécial dans ses entretiens avec les membres du gouvernement a émis certaines suggestions ou propositions qui ont été favorablement accueillies. Ces propositions dont, à la vérité, certaines semblaient déjà acquises, sont destinées essentiellement au retour des réfugiés et à la paix sociale au Rwanda. Elles se rapportent au non-recours à des représailles, à des mesures complémentaires rassurantes et au déploiement des spécialistes des droits de l'homme des Nations Unies sur le terrain.

A. Le non-recours à des représailles

30. Le but principal de la démarche du Rapporteur spécial auprès des nouvelles autorités de Kigali était de s'assurer qu'elles n'allaient pas se livrer à des exécutions sommaires. Le Rapporteur spécial a été satisfait de la réponse qu'il a reçue des différentes personnalités rencontrées et qui, de surcroît, ne comportait aucune équivoque. Elle s'énonce en ces termes : le nouveau gouvernement s'engage non seulement à ne pas entreprendre des mesures ou des actes de représailles mais de plus à punir les personnes qui se livreraient à de tels actes. C'est ainsi que le Premier Ministre a déclaré : "Je m'engage à ne pas laisser les exécutions sommaires se perpétrer, les personnes coupables seront châtiées... On ne peut tolérer l'impunité dans ce pays."

31. L'impunité étant l'une des sources de violations graves des droits de l'homme, dont le génocide, au Rwanda, le gouvernement affirme sa ferme détermination à la "tarir". C'est en ce sens qu'une réorganisation rapide de l'appareil judiciaire est entreprise par le Ministre de la justice. Il a été également affirmé avec non moins de fermeté que le non-recours aux représailles et la poursuite des coupables du génocide, qui lui est inextricablement lié, sont les conditions indispensables à la réconciliation et à l'unité nationales, dont la nécessité s'impose impérieusement. Le Rapporteur spécial a enregistré avec satisfaction ces points de vue qui coïncident avec ceux par lui exprimés dans son rapport préliminaire.

32. Le non-recours à des mesures de représailles, déjà contenu dans les discours précités des trois premières personnalités politiques de l'Etat et qui n'exclut pas la poursuite des coupables du génocide, vise un double objectif. Le premier est destiné, dans l'immédiat, à rassurer les réfugiés de ce qu'ils pourront regagner leurs collines et maisons en toute quiétude et sécurité. Le second tend, dans un terme plus ou moins long, à prévenir la justice privée et à ramener ainsi définitivement la paix sociale au Rwanda.

33. Mais dans l'immédiat, cette position, pour louable et appréciable qu'elle soit, n'en est pas moins limitée. Aussi le Rapporteur spécial a-t-il proposé des mesures complémentaires.

B. Les mesures complémentaires rassurantes

34. Le Rapporteur spécial a suggéré aux autorités politiques de prendre un certain nombre de mesures concrètes en complément de celles déjà adoptées en vue de rassurer davantage les réfugiés. Ces suggestions se répartissent en mesures immédiates et à court terme.

1. Les mesures immédiates

35. Les mesures immédiates comportent :

a) Une campagne d'explication à l'adresse des populations vivant sur le territoire national tendant à déplorer et à condamner les massacres, à compatir à la douleur des victimes et des familles endeuillées, à leur donner l'assurance que les coupables seront jugés et punis par la justice et à leur demander, avec instance, de s'abstenir de se livrer à la justice privée de peur d'encourir des sanctions sévères;

b) Des circulaires, notes de service et instructions adressées à toutes les autorités nationales ou locales, leur enjoignant de ne tolérer aucun acte de représailles et d'engager les poursuites contre les coupables de tels actes;

c) Une réglementation interdisant et réprimant sévèrement les actes incitant à la haine ethnique et à la violence. En ce sens, le Rapporteur spécial s'est félicité de ce que les nouvelles cartes d'identité, aux dires des membres du gouvernement, ne comportent plus mention de l'appartenance ethnique.

2. Les mesures à court terme


36. Les mesures à court terme préconisées par le Rapporteur spécial ont trait essentiellement à l'éducation aux droits de l'homme et au respect scrupuleux de la dignité humaine. Cette éducation serait assurée à la fois par l'école et par la radio. Il s'agirait tout simplement de l'intégrer dans leurs programmes respectifs. L'on mesurera la portée d'une telle action si l'on garde à l'esprit, à court terme, la "culture de la radio" au Rwanda, et, à moyen terme, le rôle de l'école dans la formation des personnes pour les générations à venir.

37. Ces mesures à effet lointain devraient être prises dans les meilleurs délais et complétées par le déploiement des spécialistes des droits de l'homme des Nations Unies sur le terrain.

C. Le déploiement des spécialistes des droits
de l'homme des Nations Unies


38. Le Rapporteur spécial a enfin obtenu l'adhésion des autorités rwandaises à l'idée de déployer des spécialistes des droits de l'homme des Nations Unies sur l'ensemble du territoire national. Il a mis l'accent sur le rôle de ces observateurs et le dispositif y afférent.

1. Le rôle des spécialistes des droits
de l'homme des Nations Unies



39. La présence des spécialistes sur le terrain présente des avantages certains afférents aux divers rôles qu'ils sont susceptibles de jouer : persuasion, dissuasion, prévention et défense.

40. La première consiste à redonner confiance aux réfugiés et aux personnes déplacées pour qu'ils rentrent en toute quiétude, car la présence de tels spécialistes est en elle-même rassurante, en ce qu'elle peut constituer une garantie pour eux contre d'éventuels massacres. Elle est également dissuasive en ce sens que les nouvelles autorités se garderont d'exercer des représailles en présence des spécialistes des Nations Unies, qui, de surcroît, vérifieront la bonne foi et la sincérité des autorités de ne pas entreprendre des mesures de représailles.

41. La dissuasion renvoie ainsi à la prévention en ce qu'elle prévient de nouvelles violations des droits de l'homme par la présence des spécialistes des Nations Unies, qui surveilleront le retour des réfugiés en s'assurant de leur sécurité et en aidant à leur réinstallation dans le strict respect de leurs droits. Enfin, la défense consistera purement et simplement dans l'assistance aux enquêtes sur le terrain en vue d'établir les preuves sur les différentes violations des droits de l'homme par les parties au conflit et les auteurs du massacre et du génocide.

2. Le dispositif


42. Le dispositif envisagé par le Rapporteur spécial comporte trois phases. Au départ, pour tenir compte de la modicité des moyens du Centre pour les droits de l'homme et de l'urgence, les spécialistes des Nations Unies se réduiraient à 20 spécialistes répartis comme suit :

a) 10 destinés à suivre les personnes réfugiées tout le long du parcours des "routes humanitaires" précitées;

b) 10 autres évoluant, à raison d'un par ville, dans les 10 principales agglomérations suivantes : Kigali; Butare (à 136 km de Kigali); Byumba (75 km); Gitarama (53 km); Kibungo (108 km); Kibuye (139 km); Gisenyi (175 km); Gikongoro (165 km); Ruhengeri (116 km); Cyangugu (291 km). Au fur et à mesure que les réfugiés et les personnes déplacées rentrent chez eux, les spécialistes déployés le long des "routes humanitaires" pourraient se joindre à ceux placés dans les localités mentionnées auparavant.

43. Dans un second temps, dès que ses moyens le permettront, l'Organisation des Nations Unies devrait déployer entre 150 et 200 spécialistes sur l'ensemble du territoire rwandais durant une période minimum de six mois afin de surveiller non seulement le retour mais aussi la reconstruction de l'Etat rwandais, tout en menant les enquêtes nécessaires en vue d'établir la manifestation de la vérité sur les massacres. Le dispositif atteindra ainsi son plein régime durant la première période difficile de reconstruction nationale où les droits de l'homme et les libertés fondamentales risquent d'être exposés à des violations graves.

44. En troisième lieu, à la fin de la période de reconstruction nationale, l'Organisation des Nations Unies devrait progressivement procéder au retrait des spécialistes sur le terrain pour ne laisser sur place qu'une cinquantaine de personnes en vue de terminer l'enquête jusqu'à la fin du mandat du Rapporteur spécial.

45. Telles sont l'ensemble des mesures qui devraient, si elles étaient appliquées, vaincre la réticence des réfugiés et des personnes déplacées et permettre leur retour massif, tout en garantissant leur sécurité. A l'heure actuelle, l'interruption de leur convoyage par les Nations Unies est justifiée par l'épidémie de choléra que l'on veut éviter d'importer au Rwanda. Il faut espérer que les épidémies seront très bientôt enrayées et que les réfugiés rwandais regagneront sans difficultés leurs collines et leurs maisons.

46. L'assistance internationale aux efforts de réconciliation et reconstruction au Rwanda est indispensable. C'est la raison pour laquelle le Rapporteur spécial joint sa voix à celle du Haut Commissaire aux droits de l'homme qui, le 2 août 1994, a lancé un appel pressant à la communauté internationale pour qu'elle soutienne, moyennant des contributions volontaires, le déploiement des spécialistes des droits de l'homme sur le terrain avec l'appui logistique nécessaire dans les meilleurs délais.

47. Des enquêtes sont actuellement menées dans la région au sud-ouest du Rwanda par l'équipe de spécialistes des droits de l'homme établie par le Haut Commissaire aux droits de l'homme. Elles feront bientôt l'objet d'un rapport.


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