Les normes occidentales d’Amnesty International
et les normes rwandaises des gacaca

  (>>> plus d'info sur les gacaca sur le site belge d'Avocat Sans Frontières )

Amnesty International continue d'être très réservée à l'égard des juridictions gacaca, si l'on en croit son communiqué du 17 décembre dernier présentant son document AFR 47/005/02. Il est ainsi sous-titré : "Les tribunaux gacaga doivent respecter les normes internationales d'équité des procès".

Cette association prestigieuse semble sous-estimer, malgré des précautions de langage, la nécessité impérative de prendre des décisions mêmes imparfaites, pour dépasser ce qu'il faut bien appeler l' "indescriptible merdier juridique" dans lequel les génocidaires ont plongé le Rwanda. Un ancien bâtonnier alsacien, de retour d'une mission au Rwanda en 1998, avait calculé que le nombre de prisonniers au Rwanda serait proportionnel à plus d'un million de prisonniers en France. Il était donc alors très favorable à l'idée naissante des gacaca. (On voit comment on est capable de gérer nos quelques 55 471 prisonniers au 1/12/2002… et si nous en avions un million ?)

Aucun langage, même vulgaire, ne peut traduire en fait cette entropie exponentielle qu'a laissé le régime Habyarimana au Rwanda. Déplorer le manque de formation des juges élus, le manque d'équité du système, etc. , bien sûr !!! Mais retroussez vos manches et allez-y mesdames et messieurs les commentateurs de bureaux ! Les Rwandais doivent gérer avant tout un énorme traumatisme psycho-sociologique, c'est à dire d'innombrables et graves souffrances du cœur, et on leur tient un langage pincé et "objectif" d'ajustement structurel juridique.

Que les gacaca s'appliquent aux moindres délits de toutes natures, y compris ceux des autorités rwandaises, semblerait effectivement équitable. Mais vouloir juger les crimes de toute nature par les gacaca, pour des motifs d'équité devant le système judiciaire, semble détourner les gacaca de leur objectif initial qui est d'alléger les tribunaux conventionnels des moindres délits qui encombrent les prisons et les tribunaux. Vouloir faire évoluer les gacaca vers un système plus élaboré... après tout pourquoi pas ? Mais ce serait un objectif à plus long terme qui risquerait, aujourd'hui, de paralyser l'action initiale. "Le mieux est l'ennemi du bien".

Où alors je n'ai rien compris... Et puis, qu'à fait la communauté internationale pour aider le Rwanda à gérer cette situation, pour se permettre de telle leçons académiques ? UN TPIR, une gabegie financière et morale pour l'instant, qui en huit ans, malgré son luxe de moyens, n'a pas encore jugé une cinquantaine de prisonniers de haut vol. Sans parler de ceux qui se baladent librement en France et ailleurs.

On oublie un peu trop vite l'état de fragilité profonde du Rwanda après le génocide, l'extraordinaire courage qu'il faut à ses dirigeants, malgré tous leurs défauts dont on se repaît confortablement, et l'immensité du problème à résoudre qui n'a absolument rien à voir avec les obligations classiques d'un état.

Des conférences nationales ont eu lieu. Des gacaca se tiennent. Un peuple cherche sa voie. Le Président organise des réunions où les villageois peuvent l'interpeller sur des problèmes d'excès de pouvoir… et les "petits chefs", qui trop souvent ont mis en avant le prétexte du Chef  pour favoriser leurs petits et gros appétits sur le dos de la population, sont sommés de s'expliquer et sont parfois congédiés sur le champ. Mais personne n'en parle dans les médias. C'est pourtant une façon originale et directe d'exercer la démocratie à l'intérieur du système de pouvoir, même s'il ne semble pas pouvoir  remettre en cause le pouvoir central lui-même.

On devrait certes aussi pouvoir questionner Paul Kagame sur l'emprisonnement de Pasteur Bizimungu…ou sur les crimes de guerre de l'APR ou sur ces anciens membres du FPR qui fuient apparemment le régime.

Mais qui a interpellé les alliés, après 1945, sur leurs crimes de guerre pour "finir" la deuxième guerre mondiale ? On a tout justifié par l'horreur du nazisme. Vous vous rendez compte, 50 millions de morts… et on a réussi à faire croire qu'ils étaient tous dus au nazisme. Le "bien" d'un côté, le "mal" de l'autre. C'est puéril, et comme on ne l'a pas remis en cause, on continue d'utiliser cette boite de Pandore à propos de l'Irak et des terrorismes, après l'avoir utilisée contre le communisme. Ici aussi tous les acteurs sont tentés par des excès, de langages, de comportements, d'idéologies... Devant les excès du pouvoir il y a les excès des opposants. On ne fait pas une démocratie avec les seules vertus de ceux qui sont au pouvoir. Gandhi disait, avec beaucoup de bon sens, que la ligne de partage du bien et du mal passe au centre de chaque homme.

Pour revenir au Rwanda, la communauté internationale regarde cela de loin, lit ou fait un rapport de temps en temps et assène ses jugements abruptes émanant de notre culture occidentale. (Après avoir formé et vendu ses armes aux génocidaires). Il faudrait citer la dépêche de l'AFP présentant… la présentation du document d'Amnesty International sur les gacaca !

Mon expérience du système judiciaire français me porte à penser qu'il n'est franchement pas toujours équitable et ses méthodes de travail sont parfois absurdes. La façon dont les avocats travaillent est trop souvent absolument scandaleuse, bassement intéressée et corporatiste... la réaction des juges devant le projet actuel de juges de proximité en France me semble tout à fait significative. La gauche française, qui en avait eu l'heureuse idée en son temps, vote contre nos gacaca. Au nom d'une justice idéale, dont on laisse croire qu'elle existe pour protéger des intérêts corporatistes, on casse des initiatives qui peuvent se révéler fort pertinentes.

Finalement  un peu d'humilité face à ce qui se passe au Rwanda serait un excellent ajustement structurel… Il semblerait qu'on oublie un peu vite l'imbécillité nationale et internationale, (et encore avec une autocritique indulgente), dont nous avons fait preuve face au génocide rwandais. Finalement Paul Kagame ne reconnaît pas plus ses torts que De Gaulle, Roosevelt, Churchill, Staline, Sharon, Sadam Hussein, Chirac ou Mitterrand. Les démocraties nationales occidentales restent des tyrannies hypocrites au niveau de la démocratie internationale.

Emmanuel Cattier
français…

décembre 2002, article paru dans Liaison-Rwanda début 2003