A l'occasion du 12ème anniversaire du génocide au Rwanda, Exposé par Dr Shimon Samuels, Directeur des Relations Internationales, Centre Simon Wiesenthal |
Paris, le 7 avril 2006 |
Madame Espérance Brossard, Présidente de l'Association des Survivants "Ibuka" ainsi que les membres de l’association ici présents, Monsieur l'Ambassadeur du Rwanda en France, Mesdames et Messieurs les personnalités,
Le but originel de notre Centre était la commémoration de l'Holocauste. Mais notre travail consiste maintenant en l’application des leçons de l'Holocauste à tout autre génocide, afin que ces leçons puissent servir de système d'alarme préalable et prévenir tout autre massacre.
Les étapes de la Solution Finale sont un paradigme : - l'incitation à une idéologie de la haine - sa dissémination à partir d’un noyau du pouvoir politique - le lavage des cerveaux, particulièrement de la jeunesse au sein de mouvements paramilitaires - la délégitimation d'un groupe déterminé - l'assassinat ou l'incarcération des dirigeants du groupe cible - l’exclusion sociale de ce groupe - sa déportation puis son extermination.
En bref, on peut tirer les leçons avec certains instruments d'analyse, dont : le langage, la mémoire, la compensation, la technologie.
LANGAGE Pour tester la capacité des citoyens à accepter la mise en oeuvre d'un programme de génocide, on construit tout un vocabulaire fait de mots-clés et d’euphémismes, afin de dissimuler les intentions véritables et les habiller d'une apparence de relative normalité: "Solution Finale", "traitement spécial", "transports", "cafards".
Le philosophe Abraham Joshua Heschel a dit : "Auschwitz n'a pas été construit avec des briques, mais avec des mots" ; les mots peuvent tuer, mais peut-être aussi sauver.
Dans le cas rwandais, le mot "génocide" est resté tabou pour éviter le déclenchement de mesures d'intervention internationale prévues par la Convention sur le Génocide.
L'analyse du langage nous aide à identifier le prélude au génocide.
MEMOIRE "Zachor" en hébreu (pour vous : "Ibuka") - "Souvenez-vous" – est un impératif absolu. L’instrumentalisation de la mémoire sert comme force de survie.
Le "mémoricide" est l'instrument du meurtrier qui tue deux fois : en ôtant la vie à la victime et en supprimant son existence même. Le négationnisme, lui, est le génocide multiplié par le "mémoricide".
Néanmoins, l’instrumentalisation constructive de la mémoire constitue une certaine riposte : Ainsi, lorsque les juifs reconnaissent "les Justes" qui ont, au péril de leur vie, aidé les fugitifs du Nazisme, ils accusent par là même ceux qui sont restés silencieux, les témoins indifférents, les complices passifs du génocide.
Je pense aux 800 Tutsis sauvés dans l'Hôtel des Milles Collines par onze casques bleus. De 3000 soldats que les Nations Unies devaient retirer, 250 ont décidé de rester au Rwanda, parmi eux, les 11 soldats qui protégeaient les 800 Tutsis dans cet Hôtel.
Une simple comptabilité aurait pu dire que si 11 soldats ont pu sauver 800 personnes, 3000 auraient pu peut-être sauver 300 000 habitants ou plus. Au final, il y aurait peut-être eu quelques massacres, mais pas de génocide.
Les quelques chauffeurs de camions qui ont conduit les fugitifs Tutsis à cet hôtel ou ailleurs, se sont comportés comme ces pêcheurs danois qui ont emmené les juifs dans leurs petits bateaux jusqu’à la côte suédoise, à la barbe des Nazis. Dans les deux cas, ils ont été payés, mais ils ont aussi risqué leur vie.
Ces histoires, avec les 3 ou 4 les prêtres qui ont préférés périr dans leurs églises avec leurs paroissiens, démontrent a contrario, les nombreux échecs des autres : Nations Unies, Eglise catholique et communauté des nations silencieuses.
A Kigali, j'ai proposé à l’association Ibuka un modeste projet portant le titre suivant: "Ceux qui sont restés". Il y aurait lieu de : - décerner des diplômes de reconnaissance à chacun des 250 casques bleus ou à leur familles, lors d’une cérémonie à l'Ambassade rwandaise dans les pays respectifs ; - inviter les médias à revisiter le Rwanda, et surtout l'hécatombe de Murambi ; - inviter les lauréats à parler dans les écoles de leur pays ; ainsi, l'opinion internationale serait sensibilisée au génocide rwandais ; - exiger, à chaque occasion, des excuses publiques de la part des Nations Unies et du Vatican, pour ce qu'ils ont fait et surtout n’ont pas fait.
COMPENSATION Pendant la marche de Kabila à Kinshasa, la chaîne de télévision CNN a noté qu’"il avait fallu un scandale vis-à-vis de l'Holocauste pour pouvoir enfin ouvrir les comptes bancaires de Mobutu en Suisse."
La compensation est aussi une forme de reconnaissance et, de la même façon que l'Europe a du finalement accepter sa responsabilité pour le plus grand vol et viol dans l'Histoire - l'Holocauste des Juifs – et aussi enseigner ses ramifications, de même l'Europe, et surtout la France et la Belgique, doivent fournir les moyens de conserver l'Histoire orale et l'enregistrement des survivants, y compris pour la période d'avant le génocide et de fait, depuis la colonisation et l'exploitation coloniale.
La réhabilitation après le génocide – tant psychologique que matérielle - est très coûteuse. Nous en vivons encore aujourd'hui les séquelles, à la troisième génération des survivants de l'Holocauste.
TECHNOLOGIE Simon Wiesenthal a dit que l'Holocauste a été le point de rencontre entre l'idéologie de la haine et la technologie. Au Rwanda, la radio a été l'instrument technologique de l'incitation au meurtre, pour appeler l'Interhamwe aux collines de l'extermination.
Aujourd'hui, c'est l'Internet et la technologie numérique qui permettent de recréer l'histoire dans des versions multiples. Des génocides sont réécrits et celui de Rwanda est déjà soumis au négationnisme.
Ibuka est obligé d'établir des sites Internet bien documentés, pour conserver et défendre cette vérité.
Le Centre Simon Wiesenthal s'est engagé dans trois directions : - la surveillance des menaces qui traduisent une alarme préalable - la riposte à travers les médias, les regroupements des victimes potentielles et une présence dans les organisations internationales - la prévention par un programme pédagogique en faveur des droits de l'homme, à travers notre Musée de la Tolérance
"Quand il a fallu, il y a soixante ans, le monde est resté silencieux."
"Dans votre cas, vous aussi, vous étiez seuls il y a quatorze ans."
Dans le Talmud, nous apprenons les trois principes dénommés 'Les Ethiques des Pères' : "Si je ne m’occupe pas de moi, qui le fera pour moi?" "Si je ne n’étais que pour moi, que serais-je?" "Et si ce n’est pas maintenant, alors quand?"
Pour conclure, je voudrais vous inviter à initier, ensemble avec le Centre Wiesenthal, la formation d'une conscience anti-génocidaire, préventive et sans frontières. Qu'il n'y ait plus jamais un peuple qui reste seul face au génocide.
Merci et soyez forts. |