Grâce à une alliance inédite entre la Banque mondiale et les pétroliers américains
Le Tchad veut conjuguer or noir et développement


N'Djamena : de notre envoyé spécial Pierre Prier
[27 août 2002]

Dans les vols d'Air France pour N'Djamena, l'accent traînant du Texas remplace de plus en plus le français. Au restaurant « Le 8 », des costauds blonds descendent des bières et la serveuse ne parle que l'anglais, une nouveauté dans cette ex-colonie française. Une seule explication : le pétrole. Dans un an, le premier baril de l'histoire du Tchad devrait sortir des champs du sud, et s'écouler vers l'Atlantique à travers le Cameroun, dans un oléoduc de 1 070 kilomètres.

Un bouleversement pour les quelque 7 millions d'habitants de ce pays enclavé, classé 166e sur 173 dans l'indice de développement des Nations unies, poursuivi par la guerre et la pauvreté depuis son indépendance. Cette révolution est américaine. Exxon, l'opérateur, à travers sa filiale Esso-Tchad, possède 45 % des parts ; l'américain Chevron 25 % ; les 30 % restants étant dévolus au malais Petronas.

En Afrique, l'arrivée de l'or noir n'a jamais été une bonne nouvelle pour les populations. Jusqu'ici, le pétrole y est synonyme de rapine organisée des élites, de guerre civile ou des deux à la fois. Et le Tchad n'est pas connu pour sa transparence financière, comme le rappelle un récent détournement de l'aide à la santé. Ce pays déshérité devrait malgré tout servir de laboratoire à une grande première, grâce à l'alliance improbable de la Banque mondiale, bailleur de fonds des nations pauvres, et des tout-puissants pétroliers américains. Au nom de l'aide au développement, la Banque mondiale a aidé le Cameroun et le Tchad à prendre des parts dans la société de l'oléoduc. Un coup de pouce violemment critiqué par des ONG internationales, pour qui l'aide au développement n'a rien à voir avec le pétrole.

Esso-Tchad a pour sa part répondu en dépensant des millions en indemnisations. Il y trois ans, son directeur soupirait, devant chaque arbre promis au bulldozer : « Encore un manguier à mille dollars... » Aujourd'hui, le député sudiste Ngarlégy Yorongar reste l'une des rares voix locales à condamner en bloc le « pillage du Tchad ».

La Banque mondiale répond qu'elle a posé ses conditions : une loi votée par le Parlement tchadien garantit que les revenus directs iront presque entièrement au développement durable et à la lutte contre la pauvreté. « C'est notre projet le plus surveillé », affirme le président de la Banque, le Suisse Gregory Binkert. Les ressources seront déposées sur un compte séquestre. 10 % de ces sommes seront virés sur un compte offshore auprès d'une institution financière internationale, et réservés aux « générations futures ». 80 % des 90 % restant seront affectés à 80 % aux « dépenses prioritaires » : santé, enseignement, développement rural, etc. 15 % seront dévolus aux dépenses de fonctionnement de l'Etat, et 5 % aux collectivités locales de la région productrice.

L'application de ce schéma totalement inédit sera gérée par un « collège » de neuf membres renouvelables : un magistrat de la Cour suprême, un député, un sénateur, le directeur national de la Banque des Etats de l'Afrique centrale, le directeur du Trésor, et quatre représentants de la société civile, élus par les ONG ou les syndicats.

Comment garantir l'indépendance du collège ? Son président élu, le directeur de la Banque centrale, Amine Ben Barka, plaide par l'exemple. Le collège, dit-il, s'est fait la main sur les premières sommes versées par Esso-Tchad. Le processus vertueux avait mal commencé : sur les 25 millions de dollars du « bonus », la prime d'Esso-Tchad au gouvernement, 15 millions ont été dépensés en achat d'armes.

Le collège a obtenu de gérer les 10 millions restants. Et il a déjà mis les points sur les « i », assure son président : « Nous avons bloqué un achat de céréales qui n'avait pas été passé dans de bonnes conditions, et un achat de voitures trop luxueuses pour un ministère. » Amine Ben Baraka a des ambitions immenses : « Notre but est de tout contrôler, depuis le nombre de barils produits. C'est nous qui déciderons de chaque dépense. Nous contrôlerons la passation des marchés, et la qualité des réalisations. » Une tâche énorme quand on connaît les habitudes locales. Pour en venir à bout, Amine Ben Barka réclame des cadres techniques et la possibilité d'utiliser des cabinets d'experts. « Il me faudra le budget nécessaire », dit le président. Le prochain test de la transparence tchadienne...

L'esprit de transparence n'a en tout cas pas gagné le principal opérateur. Impossible de rencontrer les dirigeants d'Esso-Tchad, qui « ne communiquent pas avec la presse internationale ». Ce mutisme fait tourner le moulin à rumeurs de N'Djamena. Dans les sphères dirigeantes, on vous confie volontiers que les réserves tchadiennes constituent la plus grosse réserve terrestre d'Afrique et dépassent de loin le milliard de barils annoncé par Exxon. Que la production devrait dépasser les 225 000 barils par jour annoncés...

Il est vrai que l'intérêt américain pour le pétrole tchadien date d'avant sa dernière incarnation philanthropique. La Continental Oil Company avait déjà exploré le sud en 1969. Le projet actuel colle avec l'intention des Etats-Unis d'accroître la part de l'Afrique dans leurs ressources pétrolières. Il témoigne aussi de l'intérêt stratégique de Washington pour la région, les Américains s'impliquant à fond dans le processus de paix du Soudan voisin.

Le Français Elf était pourtant dans le dossier, mais il s'en est retiré abruptement il y a un peu plus deux ans, créant un grave incident diplomatique. L'ambassadeur français a été expulsé pour avoir annoncé lui-même la nouvelle au gouvernement tchadien. Le président Idriss Déby avait pris cela comme un affront : c'est lui qui avait introduit Elf dans le consortium. Geste de défiance envers un chef d'Etat à l'époque en froid avec Paris ? Désintérêt d'Elf, qui regarde maintenant vers l'offshore profond ? Un peu des deux sans doute. Aujourd'hui, les entreprises françaises font un retour par le biais des sous-traitants. Mais le futur « premier pétrole vertueux du continent africain » aura l'accent américain.