Tageszeitung, Berlin, 25 mai 2003

"Le massacre oublié"

par Dominic Johnson

(Traduction Jean-Pierre Chrétien)

 

Le matin du 5 septembre 2002 Diabo Kakani effectuait sa dernière tranche du matin. "J'ai entendu des cris et j'ai vu des milliers de miliciens avec des machettes, des fusils et des couteaux sur le chemin de la clinique", a rapporté  plus tard le chef des soins de Nyankunde. "Ils tuaient en vrac hommes, femmes, enfants, vieux".

 

Les miliciens du peuple Ngiti avaient ce matin-là fait le choix d'un des plus importants hôpitaux du Congo. Tandis que Kakani se barricadait dans la salle des soins intensifs, les miliciens cherchaient les ressortissants du  peuple hema qui étaient l'objet de leur haine. "Des douzaines de soldats rebelles allèrent parmi les 250 lits de l'hôpital et tuèrent dans leur lit tous les patients, qui avaient une apparence hema : enfants, adultes vieux, femmes en cours d'accouchement et mères avec leurs nourrissons", a rapporté le médecin américain Dr William Clemmer, qui plus tard a soigné des réfugiés de Nyankunde, sur la base de témoignages oculaires. "Ensuite ils sont allés de maison en maison à la recherche des Hema ; ils leur coupaient la gorge et jetaient les corps dans la rue, femmes et enfants compris. Leurs maison étaient pillées et brûlées".

Nyankunde avait à l'époque environ 20 000 habitants et abritait un hôpital construit par des missionnaires américains, le seul à disposer d'unités spécialisées dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres. Le personnel estime que rien que le 5 septembre des milliers d'hommes y ont été tués. Or le monde n'a pas réagi.

Aujourd'hui l'épouvante a gagné le monde parce que les milices des mêmes factions guerrières ont exécuté plus de 300 personnes à Bunia à seulement 45 km de là. Et ceux qui ont été politiquement coresponsables des morts de Nyankunde crient aujourd'hui pour des troupes d'intervention à Bunia.

Les atrocités de Nyankunde n'ont pas été limitées au 5 septembre. Le jour suivant, selon le rapport du Dr Clemmer, tous les Hema survivants ont été regroupés, mis nus, liés et parqués dans une maison, sans vivres ni eau. Le Hema Kakani est allé là aussi après que les miliciens aient brisé la porte du centre de soins intensifs. Chaque jour, il y avait des morts parmi ces prisonniers. Ils atterrissaient dans le trou des latrines les plus proches. Quand la latrine fut pleine, les cadavres ont été brûlés. Nyankunde a été pillé, y compris l'hôpital : "les portes, les fenêtres, les tables, les chaises, les ustensiles ont été emportés. Les livres de l'école de soins et les archives médicales ont été jetées dans un grand feu. Des centaines de cadavres ont été jetés dans les flammes".

Kakani fut libéré après que quelqu'un ait observé que sa femme était la cousine d'un chef de milice Ngiti. Le 12 septembre les aides soignants de l'hôpital et les patients survivants allèrent à pieds dans la brousse. Leur objectif : Oicha à 150 km au sud, résidence de la station missionnaire la plus proche. Tous ceux qui vivaient encore à Nyankunde se joignirent à l'expédition. A la fin ils étaient plus de 1700. Ils arrivèrent à Oicha le 22 septembre. Ce fut une extraordinaire odyssée même à l'échelle des troubles du Congo.

Combien de milliers de personnes périrent à Nyankunde, on ne le sait pas. L'organisation des droits de l'homme Human Rights watch (HRW) a établi le chiffre de 1200 victimes après des enquêtes détaillées et déclare elle-même que ce n'est qu'une partie. Aucun autre massacre dans la guerre du Congo n'a atteint une dimension aussi systématique et une intensité qui rappelle à ce point le génocide du Rwanda. Mais il resta sans écho.

Les massacres de Nyankunde n'ont pas été une bavure exceptionnelle. Ils ont été planifiés. Parmi les responsables il y eut au moins un chef de guerre qui siégera comme ministre dans le nouveau gouvernement de la RCD. Les accords de paix du Congo accordent l'immunité pour les crimes de guerre, mais pas pour les crimes contre l'humanité.

Durant quatre jours, d'après un rapport  encore inédit de HRW, les chefs de milice Ngiti ont discuté, avant le 5 septembre, dans les montagnes proches de Nyankunde avec les chefs du mouvement local rebelle du RCD-ML. Ils s'entendirent sur une attaque conjointe contre Nyankunde, conduite par le commandant du RCD-ML Faustin Paluku et le chef des milices Ngiti Khandro.

Ce fut un coup sur un échiquier stratégique. Le RCD-ML est le seul mouvement cohérent fidèle à Kabila dans l'Est du Congo, une épine dans la chair de la rébellion congolaise. Au début d'août 2002 il a perdu le contrôle de la capitale régionale à Bunia, et peu après aussi celui de Nyankunde, au profit du mouvement hema UPC. Il a donc cherché une alliance avec les combattants ngiti, les Ngiti étant un sous-groupe du peuple Lendu ennemis des Hema. Depuis déjà des années les milices des Hema et des Lendu se livrent à une extermination réciproque. Maintenant pour la première fois, avec le RCD-ML, un participant reconnu du processus de paix congolais, allié au président Kabila, a tenu à faire de la guerre ethnique son affaire.

Selon HRW  qui se réfère à des participants à la rencontre préparatoire, il a été entendu ce qui suit : les Ngiti aident le RCD-ML contre l'UPC et sont autorisés en récompense à massacrer les Hema de Nyankunde. Les miliciens ngiti furent alors entraînés par le RCD-ML à Beni, la capitale de ce mouvement, où les militaires de l'armée de Kabila travaillent comme formateurs.

Quand les cadavres s'empilèrent à Nyankunde, personne ne donna l'alarme au niveau international. Il n'y avait en effet pas d'ONU à cet endroit. Les associations de médecins et les oeuvres d'assistance ne se sont pas tues : le 18 septembre les médecins évacués donnèrent pour la première fois le chiffre de 1000 morts : les assistances médicales à Oicha signalèrent 100 000 réfugiés en marche. Cependant quand les survivants de Nyankunde arrivèrent à Oicha, même ces voix se sont tues. Car le convoi était escorté par les militaires du RCD-ML. Ils mirent les réfugiés au pas. Les médecins évacués "saluèrent" avec reconnaissance "l'intervention de l'armée du RCD-ML, qui avait empêché les Ngiti de piller l'entrepôt de médicaments".

A la suite de cela s'imposa la version selon laquelle des milices sauvages se seraient déchaînées à Nyankunde et que le RCD-ML aurait ensuite établi la paix. Un mensonge, disent les témoins de HRW. Certes le RCD-ML n'avait pas approuvé la destruction de l'hôpital qu'il aurait pu utiliser lui-même. Mais il avait approuvé le massacre.

La guerre au Nord-est du Congo n'a attiré l'attention que lorsque le RCD-ML fut en difficulté. Peu avant la Noël de 2002 une alliance de rebelles sous la conduite du MLC (Mouvement de libération du Congo) du Nord-Congo, arriva à proximité de Beni. Certes depuis septembre plus de 100 000 réfugiés de la région de Nyankunde s'étaient installés à Oicha, mais c'est à ce moment-là seulement que l'ONU et le gouvernement Kabila donnèrent l'alarme : des masses  humaines gigantesques seraient en fuite. Il y aurait eu aussi des Pygmées victimes de cannibalisme.

Cette fois la diplomatie internationale devint active. La mission des Nations unies négocia un armistice et envoya une commission d'enquête, qui  trouva à la mi-janvier qu'il y aurait eu depuis la mi-octobre 117 exécutions commises par les rebelles du MLC et leurs alliés. La commission des droits de l'homme de l'ONU produisit en outre un rapport exhaustif, qui n'a pas été rendu public à ce jour. Nyankunde ne figurait pas dans les enquêtes.

Soudain des images de Pygmées en fuite circulèrent à travers le monde, après que durant des années les atrocités de la guerre au Congo n'aient jamais trouvé le moindre écho médiatique. Le RCD-ML, qui n'a jamais rendu responsable aucun de ses membres pour Nyankunde, parla d'une "offensive de terreur planifiée du MLC". En même temps les journaux locaux fixèrent le nombre des Pygmées ayant péri de faits de cannibalisme à neuf. A Beni, les partisans locaux du RCD-ML racontèrent fièrement au taz : finalement avec ces Pygmées on a lancé une campagne de génocide à la façon dont habituellement "les Tutsi" seraient les seuls à le faire.

En mars le gouvernement Kabila porta plainte contre le chef du MLC Jean-Pierre Bemba pour crime contre l'humanité devant le tribunal pénal international. En même temps l'armée de Kabila renforça sa présence auprès du RCD-ML à Beni. Les chefs des milices ngiti y firent aussi des aller et retour. Le chef ngiti de Nyankunde, le commandant Khandro, avait déjà été tué par son représentant Germaine. Son collègue du RCD-ML Paluku se trouvait en prison parce que trop de soldats avaient déserté de ses unités.

Il ne devait plus se passer beaucoup de temps avant que cette coalition entre de nouveau en action. Au début de mars l'armée ougandaise chassa l'UPC de Bunia ; un grand nombre de Hema prirent la fuite. Les milices Lendu aidèrent en plus l'armée ougandaise dans sa guerre contre l'UPC. Le 4 avril des miliciens, semblables en tous points à ceux de Nyankunde d'après la description de témoins oculaires,  massacrèrent au moins 900 personnes au site de Drodro. L'ONU parla du plus grand massacre de la guerre du Congo. Un mensonge par manque de perspicacité.

La guerre est encore montée d'un cran. L'armée ougandaise quitta Bunia le 4 mai et laissa la ville aux milices lendu, dont dépendaient les groupes ngiti du commandant Germaine. Il s'en suivit des atrocités à longueur de journées. Les miliciens lendu mangèrent des entrailles de Hema tués. Les casques bleus de l'ONU restèrent à côté et ne firent rien. Les policiers du gouvernement Kabila, envoyés à Bunia comme force neutre, semblent avoir aidé les Lendu.

Le 12 mai l'UPC reconquit Bunia. Depuis lors les groupes lendu craignent une vengeance sanglante. Et tout à coup les responsables de l'ONU mettent en garde contre un génocide et réclament une intervention de troupes internationales fortes. Le gouvernement Kabila s'est associé à cet appel et veut accuser l'UPC de génocide.

En même temps les chefs de guerre congolais reconnus se préparent à exercer leur gouvernement commun, qui doit apporter la paix au pays ! La semaine prochaine le cabinet doit avoir prêté serment. Le chef du RCD-ML Mbusa Nyamwisi deviendra probablement ministre de la coopération régionale, ce qui facilitera la mainmise sur des affaires lucratives. Et Nyankunde reste une ville de fantômes.