DECLARATION
SUR LA CRISE IVOIRIENNE : Pour un cessez-le-feu et une solution négociée.
A la suite de l’insurrection armée du 19
septembre dernier, la situation demeure extrêmement préoccupante en Côte
d’Ivoire. Les soldats insurgés contrôlent à ce jour les principales villes du
Nord de la Côte d’Ivoire ainsi que la ville de Bouaké au Centre, aboutissant
ainsi à une partition de fait du pays.
Outre la satisfaction de certaines revendications corporatistes, les soldats rebelles exigent que prenne fin la politique d’exclusion et de xénophobie dont se rend coupable le pouvoir en place, selon leur parte-parole à Bouaké, le sergent Tuo Fozié.
Aux origines de la crise
Depuis l’accession au pouvoir de M. Laurent Gbagbo en octobre 2000 sur fond de contestation de sa légitimité, nous n’avons eu cesse de tirer la sonnette d’alarme sur les risques que les violations systématiques des droits de l’homme et divers atteintes à la dignité humaine font courir à la paix sociale et à la stabilité du pays. Les violences politiques d’octobre 2000 ayant officiellement occasionnées 300 morts avec à la clef le charnier de Yopougon, les violences du mois de décembre de la même année au cours de laquelle gendarmes et policiers à la solde du pouvoir ont rivalisé en actions cruelles et inhumaines sur la population civile : tortures, meurtres, viol ! Tous ces crimes sont restés impunis, faisant naître au sein des victimes et d’une partie de la population, un sentiment de défiance vis à vis de l’autorité de l’Etat. Cette attitude n’a fait que se renforcer au fil du temps, nourrie par les nombreuses exécutions sommaires et autres exactions policières.
La récente opération d’identification entreprise par le gouvernement, fixant comme critère d’éligibilité à la citoyenneté ivoirienne le rattachement à un village, a contribué à accroître notre inquiétude quant à la partition de la Côte d’Ivoire entre les « vrais » Ivoiriens et les « apatrides » de fait. Une Ong au nom évocateur est née à cette occasion : « Ivoiriens Sans Papiers » : tout un programme pour des personnes contraintes par l’administration d’évoluer en marge de l’Etat, ces citoyens de nul part !
Nous ne croyions pas si bien faire en
lançant au mois de juin 2000 un avertissement au gouvernement ivoirien sur les
conséquences de ce nationalisme primaire, pour la paix sociale. Alors que le
pouvoir ne manquait aucune occasion d’accuser les puissances étrangères de
vouloir déstabiliser la Côte d’Ivoire, notre analyse a toujours été que « Le mal est au-dedans. Le danger pour le pays est
constitué par toutes ces personnes
frustrées par un système judiciaire à deux vitesses, ces personnes déchus de
fait de leur citoyenneté, par tous ceux que le pouvoir met dans l’incapacité
d’exercer leurs droits
électoraux. Ce sont
toutes ces victimes de la violence étatique qui risquent de retourner un jour
contre l’Etat la violence qu’ils subissent au quotidien sans broncher ».
La rébellion armée en cours n’est rien de plus qu’un
révélateurs du malaise sociale et du cumul de frustration, subie par une partie
de la population se sentant condamnée à évoluer dans une zone de non droit,
devenant du coup des hors la loi.
Il découle de ce qui
précède que les revendications présentées par les soldats insurgés sont
légitimes. Toutefois les voies utilisées pour leur mise en œuvre, celle des
armes et de l’affrontement, est inacceptable et contraire aux valeurs qui
fondent toute société démocratiques.
Une seule voie: la négociation
Seule une solution
politique et négociée entre les soldats insurgés et le pouvoir peut permettre
une sortie de crise heureuse. Nous appuyons par conséquence l’initiative de la
CEDEAO (Communauté Economique des Etats de l’Afrique de L’Ouest) qui a décidé
de faire jouer son mécanisme de règlement pacifique des différends par la mise
sur pied d’un comité de médiation dit « Groupe de contact ». Le
soutien populaire dont bénéficient les soldats dans les villes qu’ils occupent
confirme bien que la crise est révélatrice d’un malaise politico-social qui
couve depuis longtemps déjà, et que la solution ne peut être que politique.
Alors que les insurgés
semblent disposés à un cessez-le-feu et à négocier, le pouvoir s’installe
désespérément dans une logique sécuritaire, militariste et répressive. En effet
sous prétexte de traquer des rebelles, le gouvernement a entrepris de détruire
tous les quartiers précaires de la ville d’Abidjan, occasionnant ainsi des
milliers de sans abris essentiellement parmi les populations ressortissants de
la sous-region Ouest africaine. La télévision Ivoirienne sert aujourd’hui
d’organe de propagande anti-étrangers, présentés comme la source des
difficultés de la Côte d’Ivoire. Il est même question d’expulser environ
500.000 Burkinabé pour donner le ton de la nouvelle politique gouvernementale.
Pendant ce temps, des commandes d’armes de guerre sont livrées pour organiser
la riposte dans les zone occupées.
Nous ne croyons pas en
une solution militaire. Mater la rébellion présente ne fera que préparer le
terrain à une rébellion future, à une révolte sociale quasi-généralisée, pure
conséquence d’un mépris pour les Droits de l’Homme et les principes
démocratiques. N’est-il pas « essentiel que les droits de l’homme
soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint,
en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression [1]» ?
Nous sommes ici au cœur du problème essentiel de la crise, celui de la
démocratie et de la légitimité démocratique du pouvoir en place.
L’ambiguïté française au cœur de la crise.
La France soutien
qu’il n’y a pas de solution militaire à la crise et que la seule voie possible est celle de la négociation. La
France ne cautionnera ni ne participera à une solution qui n’irait pas dans le
sens de la réconciliation de tous les ivoiriens. Cette position mainte fois
réaffirmée par M. De Villepin cache mal l’ambiguïté réelle qui prévaut. Dès les
premières heures de la crise, le France a accordé aux forces gouvernementales
une importante aide « logistique ». N’est ce pas fort de cet appui
militaire non négligeable et sans condition que le pouvoir vient de refuser la
solution négociée et continue de détruire sans ménagement les bidonvilles
d’Abidjan qui abrite au moins 20% d’une population urbaine de 3 millions ?
Faut-il le rappeler,
le véritable problème qui se pose ici est celui de la démocratie en relation
avec l’unité nationale. La rébellion en cours offre l’occasion d’aborder de front cette question, sans faux
fuyant. La France ne saurait combattre l’autocratie et l’extrémisme à
l’intérieur de ses frontières et soutenir en Afrique l’Etat sécuritaire et
xénophobe.
Protéger la vie humaine à tous prix, promouvoir la
démocratie
1.
Nous condamnons
fermement comme procédé
anti-démocratique l’usage des armes comme méthodes de revendication
corporatiste ou politique et rappelons aux insurgés que l’objectif
d’instauration d’une société démocratique commande l’usage des moyens de
contestation pacifiques et non violents.
2.
Nous invitons les
belligérants à tout mettre en œuvre en vue de préserver la vie et l’intégrité
physique de la population civile dans les zones de conflit et à accorder une
chance à la discussion. Aussi déplorons
nous l’échec de la tentative de médiation du « Groupe de
contact » de la CEDEAO et la reprise du conflit dans le Centre du pays.
3.
Nous condamnons la
destruction systématique des quartiers précaires à Abidjan et invitons le
Gouvernement à définir préalablement à toute destruction, les modalité de
réinstallation des populations visées par l’opération.
4.
Nous nous élevons
contre la propagande « anti-étrangers » à laquelle se livrent les
médias publiques et réclamons du Gouvernement une condamnation officielle de ce
vent de xénophobie.
5.
Convaincus que la
seule voie qui s’offre pour une sortie de crise est un retour à la démocratie
sans exclusion, nous invitons les partenaires internationaux de la Côte
d’Ivoire et en particuliers la France, à contribuer activement à
l’instauration
d’un régime démocratique de tolérance et respectueux des droits
fondamentaux de la personne humaine.
Fait à Bruxelles le 07
octobre 2002
Epiphane Zoro,
Magistrat
Dess. en Droit
de l’Homme