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DOSSIER ELF De mystérieux intermédiaires libanais auraient été payés pour leur rôle dans une opération du groupe pétrolier au Nigeria


C'est un contrat estimé à 500 millions de dollars qui fait aujourd'hui l'objet de multiples investigations.
(Photo AP)

Enquête sur une commission de 70 millions de dollars

Après avoir fouillé dans les dossiers d'Elf Aquitaine au Gabon ou au Congo, la justice s'intéresse désormais activement aux conditions du développement de la compagnie pétrolière dans un autre pays d'Afrique : le Nigeria. Alors que le juge Renaud Van Ruymbeke enquête sur les dessous du versement, en 1995, d'une commission de 70 millions de dollars (voir Le Figaro du 27août), de mystérieux intermédiaires aux rôles obscurs sont maintenant identifiés, à commencer par l'homme d'affaires libanais Samir Traboulsi. Mais à travers ces personnages et des montages complexes, le magistrat cherche à déterminer la destination réelle des fonds, n'écartant pas la piste de financements politiques en Afrique et en France. En marge de ces 70 millions de dollars, Renaud Van Ruymbeke pourrait également s'intéresser à une autre opération d'Elf au Nigeria, qui fait depuis de longues années l'objet d'une procédure à la cour d'appel de Versailles et aujourd'hui devant la Cour de cassation. Récit de dix années d'une véritable saga pétrolière au Nigeria, au cours desquelles des dizaines de millions de dollars se seraient mystérieusement évaporés.


Eric Decouty
[04 septembre 2002]

Au milieu des soubresauts judiciaires de l'affaire Elf, l'histoire est totalement passée inaperçue. Depuis bientôt dix ans, elle fait pourtant l'objet d'une sourde bataille entre la société pétrolière et un homme d'affaires anglo-nigérian. Objet de cette querelle, une commission estimée entre 40 et 100 millions de dollars...

Tout commence à la fin des années 80 avec la volonté affichée d'Elf de se développer au Nigeria pour lutter contre la concurrence américaine. En 1988, un certain Emmanuel Oti est chargé par la compagnie d'obtenir du gouvernement nigérian la conversion des permis de recherches pétrolières en permis d'exploitation du pétrole. Le 13 juillet 1988, un rendez-vous, confirmé par plusieurs sources, a lieu à la tour Elf de la Défense entre André Tarallo, le « Monsieur Afrique », et Emmanuel Oti. Plusieurs rencontres sont ensuite organisées entre l'intermédiaire et Bernard de Combret, patron de la filiale Elf Trading. A Lagos, le rôle d'Emmanuel Oti ne fait aucun mystère et, en 1991, la compagnie pétrolière obtient gain de cause. En revanche, la commission qu'il était convenu de payer en 1993 n'est pas déboursée. Loïk Le Floch-Prigent, qui ne conteste pas aujourd'hui la « réalité de l'intervention d'Emmanuel Oti », laisse à son successeur le soin de régler le dossier.

De 1993 à aujourd'hui, l'homme d'affaires n'a cessé de réclamer l'argent qui lui serait dû. Devant le tribunal de commerce de Nanterre d'abord, puis devant la cour d'appel de Versailles. En vain. Pour Elf, Emmanuel Oti « n'a pas accompli de véritable prestation », les porte-parole de la société indiquant encore qu'aucun contrat n'a jamais existé entre les deux parties... Outre que les contrats officiels d'intermédiaires sont rares, un ancien haut dirigeant d'Elf s'interroge sur « les véritables motifs qui justifient ce refus de paiement ». D'autant que, selon nos informations, au printemps 2001, avant l'arrêt de la cour d'appel de Versailles donnant raison à Elf, de discrètes négociations avaient été engagées par Thierry Desmarest, le PDG de TotalFinaElf, afin de transiger avec Emmanuel Oti. Un avocat aurait d'ailleurs participé à ces discussions, au terme desquelles la nouvelle société Elf acceptait de verser quelque 300 millions de francs à Oti. Une transaction devenue toutefois caduque après la décision de la cour d'appel de mai 2001.

Si cet arrêt fait actuellement l'objet d'un pourvoi en cassation, Emmanuel Oti pourrait rapidement demander à être entendu par le juge Renaud Van Ruymbeke, expliquant que « la commission qui lui était due a sans doute été versée à d'autres intermédiaires » d'Elf au Nigeria.

Pour l'heure, l'affaire n'a aucune connexion avec la procédure instruite à Paris et à Genève. Mais les investigations menées dans ce dossier avancent à grand pas.

L'histoire remonte au début des années 90. Après avoir obtenu son premier grand succès au Nigeria, Elf veut accroître sa mise. Ainsi, en 1993, elle signe un contrat d'exploitation avec la Nigerian National Petroleum Corporation. Les négociations engagées par le PDG de l'époque, Loïk Le Floch-Prigent, sont largement poursuivies par son successeur, Philippe Jaffré. C'est un contrat estimé au final à 500 millions de dollars qui fait aujourd'hui l'objet de multiples investigations.

Au détour de son enquête sur les ventes d'armes à l'Angola, le juge de Genève Daniel Devaut découvre qu'un homme d'affaires du nom d'Ely Calil a reçu, fin mai 1995, 60 millions de dollars sur un compte suisse au nom d'une société baptisée Grutness NTB. Particularité, l'argent a été déboursé par Rivunion, la filiale helvétique d'Elf. Cette information, communiquée au juge Van Ruymbeke, se double d'un autre compte encore plus mystérieux. Quelques jours après le premier versement, en juin 1995, un second versement de 10 millions de dollars aboutit dans l'escarcelle d'une société, Satcab inc. Dans le procès-verbal transmis par le juge Devaut à Renaud Van Ruymbeke, il est simplement écrit que l'ayant droit économique de cette société est « le frère d'un ressortissant libanais bien connu de la justice française, mais pour le compte de ce dernier ». Officiellement, le magistrat parisien ne connaît pas son nom mais, de sources concordantes, il est acquis que le « ressortissant libanais » ayant utilisé son frère comme couverture n'est autre que Samir Traboulsi, homme d'affaires impliqué dans le dossier Pechiney et celui de la Société Générale qui doit être jugé en novembre prochain.

En fait, Samir Traboulsi aurait été mandaté par Elf – alors dirigée par Philippe Jaffré et son bras droit Geneviève Gomez – pour faire avancer certaines négociations au Nigeria. Il aurait ainsi été en relation avec Ely Calil mais c'est un troisième Libanais, homme clé à Lagos de toutes les opérations commerciales et proche du pouvoir dirigé à l'époque par le général Abacha, qui aurait permis à Elf de prendre véritablement et durablement pied au Nigeria : en l'occurrence, Gilbert Chagouri. Doté d'une influence considérable au Nigeria, accessoirement membre de la délégation de Sainte-Lucie à l'Unesco, c'est lui qui aurait permis in fine la réalisation du contrat.

Traboulsi, Calil, Chagouri, intermédiaires d'Elf identifiés par la justice, demeure la question des rémunérations de leurs interventions. Les investigations menées en Suisse ont tout d'abord permis de déterminer que les 60 millions de dollars versés sur le compte d'Ely Calil avaient ensuite fait l'objet d'une redistribution. Selon des informations largement confirmées, ce montant aurait été divisé en trois parts inégales : 45 millions de dollars, 9 millions de dollars et 6 millions de dollars. Aux enquêteurs de vérifier dans quelles poches ces sommes ont réellement atterri, mais les investigations semblent confirmer que Samir Traboulsi a reçu 6 millions de dollars sur les 60 millions, cette somme venant en plus des 10 millions retrouvés sur l'autre compte suisse. « La question est maintenant de savoir pourquoi il y a eu un double paiement », indiquait récemment une source proche du dossier. Dans cet imbroglio, Me Olivier Metzner l'avocat de Samir Traboulsi, nous a expliqué que son client « revendique l'efficacité de son travail, la rémunération étant en rapport avec les résultats obtenus ».

Mais outre ces différents intermédiaires, le juge Renaud Van Ruymbeke devrait s'intéresser à un autre personnage dont le rôle au Nigeria se serait révélé décisif : Michel Clément, ancien de la société pétrolière, retiré en 1978 mais employé en « free-lance » jusqu'au milieu des années 90. Domicilié en Suisse, cet homme de l'ombre, que nous avons joint il y a quelques jours, a sèchement écourté la conversation, à la première question sur son rôle dans cette histoire... Contactés à plusieurs reprises sur le sujet ces derniers jours, les deux principaux dirigeants d'Elf de l'époque, Phlippe Jaffré et Geneviève Gomez, n'ont pas souhaité répondre.